— Je regarde toujours votre émission si je suis chez moi le mardi après-midi. Elle est drôlement bien.

Jordan caressa sa moustache, sourit à Clara et la remercia, puis il se tourna vers le pasteur.

— Révérend, ma femme m'a dit que vous aviez été voir le shérif pour lui expliquer que vous aviez aperçu un jeune homme aux Trois Arches, la nuit où ma fille a été tuée.

Le révérend hocha la tête d'un air soucieux. Lillie ouvrit la bouche pour dire « ex-femme », mais décida de n'en rien faire. Le vieil homme semblait impatient de les voir repartir.

— Nous voudrions vous montrer une photo. Peut-être y reconnaîtrez-vous celui qui était près du pont, continua Jordan.

Lillie leva les yeux vers Jordan puis ouvrit l'album. Elle le tendit au révérend, le doigt sur le visage de Tyler. Ephraim Davis regarda la photo sans rien dire. Lillie déglutit, et eut l'impression que tout le monde l'entendait.

Le vieux pasteur releva la tête.

— Ansley ? dit-il. C'est le nom du shérif.

— Il s'agit de son fils, dit Jordan.

Les deux hommes se regardèrent longuement.

Le révérend détourna les yeux et ferma l'album pour le rendre à Lillie.

— Je ne sais pas, dit-il.

— Pourtant vous l'avez vu, protesta Lillie.

— J'ai vu un jeune homme, répondit le pasteur. C'était peut-être lui, mais je ne peux l'affirmer. Il faisait sombre et mes phares ne l'ont éclairé qu'un instant.

— Je vous en prie, supplia Lillie. Vous êtes le seul qui puissiez nous aider. Dites-nous la vérité.

Le vieil homme se leva et plongea son regard dans les yeux de Lillie.

— C'est ce que je fais, Miz Burdette. Au début, je ne voulais pas aller voir le shérif. Seulement ma conscience ne me laissait pas en paix, et j'ai fini par faire ce que je devais faire. Mais je ne vais pas accuser de meurtre un jeune homme qui est peut-être innocent parce que je crois le reconnaître sur une photo pas plus grande qu'un timbre-poste. Je ne suis qu'un vieil homme qui n'y voit plus très bien.

Jordan fit signe à Lillie de se calmer.

— Merci de nous avoir parlé, révérend, dit-il au pasteur.

— C'était la moindre des choses, répondit Ephraim Davis, toujours mal à l'aise.

Clara Walker les raccompagna jusqu'au porche. Ils se précipitèrent dans la voiture et claquèrent les portières.

— Et voilà, dit Lillie. Maintenant tu crois toi aussi que j'ai tout inventé.

— Non, répondit Jordan, je pense que tu as raison.

Elle le regarda démarrer et reprendre la route les

mâchoires serrées, sans lui demander où ils allaient. Il lui semblait étrangement normal d'être avec lui, de le laisser prendre les rênes. Ils traversèrent les bois, longèrent des routes de campagne, accompagnés par le seul chuintement des pneus sur la chaussée trempée. Quand Jordan tourna sur le chemin de terre qui descendait aux Trois Arches, Lillie ne s'étonna pas. Les branches mouillées des buissons grinçaient sur la carrosserie, tandis que la voiture descendait la route en cahotant jusqu'à la clairière. Ils regardèrent la masse trapue que formaient le pont de pierre et la longue frondaison humide du saule pleureur devant lui. L'étroite rivière faisait une entaille sombre dans la terre. Jordan coupa le moteur et ils restèrent là sans rien dire, Lillie serrant toujours l'album contre elle.

Dans la voiture, l'odeur du linge et des cheveux mouillés se mêlait à celle de l'after-shave de Jordan et de l'eau de Cologne de Lillie. Leurs yeux se croisèrent, presque furtivement, et ils regardèrent ailleurs.

— Que sommes-nous venus faire ici ? demanda Lillie.

— Réfléchir.

Lillie hocha la tête et son regard se perdit au-delà du pont. Elle frissonna. Jordan enleva sa veste, et, malgré ses protestations, en couvrit Lillie. Puis ils reprirent leur contemplation silencieuse.

— Le problème, dit-il enfin, c'est que tout cela tient debout.

— Je sais, murmura Lillie.

— Seul le motif nous échappe, mais tout le reste colle parfaitement.

Lillie se tourna vers lui.

— Merci d'être venu, Jordan.

Il haussa les épaules sans la regarder.

— Il était temps que je sois là, dit-il.

— J'ai essayé de parler à Pink, poursuivit Lillie, mais il fait comme si j'étais folle à lier, me répète qu'il faut laisser le shérif s'occuper de tout ça. Seulement, si c'est son fils, c'est impossible. Je sais que Royce est un type bien, mais quand il s'agit de nos enfants-

Jordan fronça les sourcils.

— Peut-être que Pink sait que c'est Tyler et que le shérif le force à se taire.

— Ne sois pas ridicule, dit Lillie. C'est impossible.

Mais tout en disant ces mots, elle se souvint de la

réaction qu'avait eue Pink quand elle avait parlé de Tyler.

— Pourquoi ? demanda Jordan. Royce peut très bien l'avoir menacé.

— Réfléchis, Jordan. Aurais-tu gardé le silence, même sous la menace ? Non. c'est impossible.

— D'accord, répondit-il. Tu as raison.

— Tu ne sais pas combien Pink aimait Michèle. Il l'adorait. Tu n'as pas le droit d'imaginer une chose pareille.

— Ne te fâche pas, Lillie. Je ne disais pas du mal de Pink. Je pensais tout simplement que le shérif l'avait peut-être menacé de mort ou je ne sais pas, moi...

— Royce ne ferait pas ça.

— Oui sait ? demanda Jordan pensivement.

Tandis que Jordan ouvrait sa portière et descendait

de voiture, Lillie s'appuya contre le dossier de son siège. Il regarda un instant le ciel brumeux puis, mains dans les poches et tête basse, il se dirigea vers le pont. Une fois à côté du saule, il s'arrêta, les yeux fixés sur la rive où Michèle avait trouvé la mort.

Lillie le regarda un moment comme si elle l'avait soudain surpris là, seul au bord de l'eau. Pendant des années, après son mariage avec Pink, chaque fois qu'on lui parlait de Jordan, elle répondait : « Je ne le hais pas. Je le plains. » C'était une bonne réponse. Elle montrait que tout allait bien dans la vie de Lillie, et que c'était Jordan qui avait le plus perdu à leur séparation. C'était en partie vrai. Elle ne le haïssait pas. Elle n'avait pas le temps de le haïr. Elle avait dû s'occuper de Michèle, puis de Pink et de Grayson. Cela ne lui laissait pas le temps de regretter Jordan. Mais quand elle pensait à lui, chaque fois, comme maintenant en le voyant là-bas les épaules voûtées sous la pluie, elle se disait la même chose : Comment as-tu pu me quitter ? Nous étions tout l'un pour l'autre.

Il releva les yeux, comme s'il avait perçu ses pensées, la regarda d'un air solennel. Elle descendit à son tour,

marcha vers l'arche de pierre, hésita un instant puis alla le rejoindre.

Le dos tourné vers le saule, Jordan plissait les yeux.

— Que s'est-il passé ici cette nuit-là ? demanda-t-il.

Lillie serra frileusement sa veste autour d'elle.

— Tu crois que le révérend a menti ? Qu'il a reconnu Tyler ?

Jordan secoua la tête.

— Non, je pense qu'il ne veut tout simplement pas commettre d'erreur.

Ils laissèrent leurs regards errer sur ce lieu désolé, les pierres grises du pont, l'eau boueuse de la rivière.

— Elle ne serait jamais venue ici toute seule. Elle ne pouvait qu'être allée le rejoindre, reprit Jordan en se balançant d'un pied sur l'autre. Il n'y a qu'une chose à faire.

— Laquelle ? demanda Lillie.

— Je vais aller voir Tyler.

Les yeux de Lillie s'agrandirent.

— Et ensuite ?

— S'il couvre son fils depuis le début, parler à Royce ne sert à rien. Mais si j'arrive à prendre Tyler par surprise, en faisant semblant d'en savoir plus que nous n'en savons, je réussirai peut-être à lui faire dire quelque chose.

— C'est vrai, murmura-t-elle.

— Nous devons avant tout prendre soin que Royce n'en sache rien. S'il avertit Tyler, c'est foutu.

— Ne t'en fais pas, dit Lillie, personne n'ira le lui dire. Quand pars-tu ?

— Le plus tôt possible. Cet après-midi. Ce n'est pas la peine que toute la ville soit au courant de ma présence ici. Et il y a bien cinq heures de route jusque là-bas. Il est à la Sentinelle, hein ?

Lillie hocha la tête.

— Je te raccompagne et j'y vais. Je pense que je ne passerai même pas voir ma mère. Ça évitera les questions.

— Et s'il avoue ? demanda Lillie. Qu'est-ce que tu feras ?

Ils se regardèrent, comme s'ils avaient soudain peur d'affronter le meurtrier de leur fille.

— Je l'emmènerai chez les flics là-bas. Royce ne pourra pas intervenir, dit Jordan d'un ton ferme.

Lillie se mordit la lèvre.

— C'est une accusation terrible, dit-elle. Il est si jeune... Et peut-être n'a-t-il rien à voir avec tout ça.

— Dans ce cas, répondre à quelques questions ne le dérangera pas, Lillie. Viens, je te ramène.

Quand ils arrivèrent devant sa maison, Lillie regarda autour d'elle pour s'assurer que personne ne la voyait revenir avec Jordan. Elle enleva sa veste et la lui rendit en frissonnant.

— Appelle-moi vite, dit-elle, et sois prudent.

— Rentre, lui dit-il. Tu vas prendre froid.

17

Lillie alla enfiler un chandail chaud et un pantalon. Elle avait choisi une robe de jersey pour voir le révérend, comme pour aller à l'église. Elle mit ses vêtements mouillés par la pluie à sécher puis se regarda dans la glace. Ses cheveux humides frisaient en mèches rebelles autour de son visage.

Elle se sentait soulagée, maintenant, étrangement calme. Jordan était parti voir Tyler, peut-être allaient-ils enfin savoir la vérité. Elle aurait voulu l'accompagner, mais en la voyant, Tyler se serait tenu sur ses gardes. Et Pink ne lui aurait jamais permis de partir où que ce soit avec Jordan. Après toutes ces années, il se montrait encore jaloux de Jordan. Comprendrait-il maintenant que ce dernier n'avait que d'honnêtes intentions ?

Elle repensa à la façon dont Pink avait réagi quand Jordan l'avait recontactée pour la première fois. Michèle avait alors six ans, et Jordan avait demandé qu'elle l'autorise à lui rendre visite de temps en temps. Sur le moment, Lillie n'avait elle-même pas beaucoup apprécié cette idée. Mais Bessie, la mère de Jordan, qui n'avait jamais failli à son rôle de grand-mère auprès de Michèle, avait plaidé pour son fils, et Lillie avait cédé. Pendant des années, chaque fois que Jordan devait venir chercher Michèle, Pink passait la journée muré dans un silence désapprobateur, et Lillie savait que Michèle se sentait coupable d'aimer son « nouveau » papa. Mais elle l'aimait, aussi Lillie avait-elle demandé à Pink de faire un effort. Et Pink avait appris à vivre avec les absences de Michèle. Comme eux tous.

Il ne s'était laissé aller qu'une seule fois à sa colère. C'était plusieurs années après que Jordan avait renoué avec sa fille. Comme elle avait maintenant douze ans, Jordan avait demandé à ce que Michèle vienne le voir à New York. Il lui avait envoyé un billet d'avion et quand ils avaient accompagné Michèle à l'aéroport de Nashville, Grayson avait sangloté pendant des heures parce qu'il n'allait pas lui aussi à New York. Michèle l'avait raconté à son père, et la fois suivante, Jordan avait proposé de prendre les deux enfants chez lui.

Lillie frissonna en se rappelant la scène que Pink avait faite. Quand Michèle avait annoncé la bonne nouvelle à son petit frère, Pink avait bondi au plafond. Quelques instants plus tard, dans leur chambre, alors que Lillie suppliait son mari de se calmer, Pink avait cogné si fort dans le mur que son poing y avait laissé un trou. « Il n'aurait qu'à claquer des doigts pour te récupérer ! criait-il. Il a pris ma fille, et maintenant tu veux lui donner mon fils ! Il n'aura jamais mon fils, jamais, tu m'entends ? »

Lillie était certaine que les voisins l'avaient entendu et que toute la ville était au courant, mais les gens étaient trop discrets pour y faire la moindre allusion. Quant à Grayson, il savait que cette fois, mieux valait ne pas pleurer, quelle que fût sa déception. La question était réglée, une fois pour toutes.

Et maintenant, pensa Lillie mal à l'aise, Pink va m'en vouloir de ce qui se passe. Il aura l'impression que c'est lui qui aurait dû aller à la Sentinelle. Tout en réfléchissant à ce qu'elle lui dirait, elle sentit que ses tempes se mettaient à battre douloureusement. Mais il n'avait pas le droit de lui en vouloir. Il n'avait même pas voulu l'écouter, quand elle lui avait parlé de Tyler. Puisqu'il s'entêtait à faire aveuglément confiance au shérif, il fallait bien que quelqu'un d'autre agisse. Et si Jordan voulait s'occuper lui-même d'une affaire dans laquelle sa fille avait trouvé la mort, qui pourrait l'en blâmer ?

Lillie soupira. Elle savait que Pink donnerait tort à Jordan. Pourtant, elle ne pouvait pas ne pas l'avertir. Il avait le droit de savoir. Peut-être pourrait-elle trouver les mots qui lui permettraient de comprendre. Ils n'étaient plus des gamins, ils n'avaient plus besoin de rivaliser pour montrer à quel point ils étaient attachés à leurs enfants. Ils tendaient tous vers quelque chose de plus important.

Pleine d'espoir, Lillie décida d'aller voir Pink sur-le-champ. Elle enfila son manteau et partit.

Le bureau de Pink se trouvait au premier étage d'un immeuble qui donnait sur la grand-place, au-dessus d'un magasin de chaussures destinées à une clientèle déjà âgée. Les jeunes allaient chercher leurs baskets ou leurs talons aiguilles dans les boutiques du nouveau centre commercial. Lillie regarda la vitrine qui exhibait des chaussures confortables et solides, étrangères à toute mode par leur manque de style. Elle fit un signe de la main à Ben Duvall, le propriétaire, et poussa la porte latérale qui donnait sur l'escalier intérieur. Il y avait en haut des marches un long couloir recouvert de vieux linoléum marbré de brun. Les premiers bureaux appartenaient à l'avocat Alvin Bickers. Aucune lumière ne brillait derrière le verre dépoli. Il doit être au tribunal, se dit Lillie. Ou il travaille chez lui. Alvin n'était plus tout jeune, et ne venait plus en ville tous les jours, comme autrefois, qu'il pleuve ou qu'il vente. Lillie passa devant les toilettes et se dirigea vers la porte où une plaque de bronze annonçait : PINK BURDETTE, AGENT IMMOBILIER CERTIFIE. Ses semelles souples grinçaient doucement sur le sol. Elle ouvrit et entra. Il n'y avait personne à la réception. Reba Nunley, qui, une fois ses enfants élevés, avait décidé de se lancer dans les affaires immobilières et venait d'obtenir sa licence d'agent, était généralement là pour répondre au téléphone et accueillir les clients, en échange de quoi Pink lui prêtait un espace de travail. Son bureau à lui était installé derrière une cloison. Lillie frappa.

— Il y a quelqu'un ?

Pink apparut sur le seuil de la pièce. Il avait l'air surpris de voir sa femme.

— Bonjour, chéri, lui dit-elle.

— Bonjour, répondit-il.

— Reba n'est pas là ?

— Elle avait des courses à faire.

— Il faut que je te parle, Pink.

— Tiens, tiens, quelle bonne surprise ! Madame passe la nuit enfermée à double tour dans la chambre de Michèle et arrive le lendemain la bouche en cœur, comme s'il ne s'était rien passé !

— Je n'ai pas fait exprès, Pink. J'ai pratiquement perdu conscience, expliqua Lillie. Honnêtement, ce n'était pas un geste de provocation.

— En tout cas, tu as l'air de t'être calmée. C'est déjà ça.

— Si on veut, murmura Lillie en haussant les épaules.

— Tu aurais dû rester à Briar Hill, hier soir. Les éloges dont Grayson a fait l'objet valaient la peine d'être entendus.

— Il les mérite, dit Lillie.

— Il aimerait tellement que tu sois fière de lui, que tu penses à lui.

— Je pense à lui, Pink, tu le sais très bien.

— Eh bien, on ne peut pas dire que tu réussisses toujours à le montrer. Excuse-moi une seconde, demanda-t-il comme le téléphone sonnait.

— Burdette à l'appareil, en quoi puis-je vous être utile ?

Lillie traversa la pièce et alla regarder la liste des propriétés qui venaient d'arriver sur le marché. Il n'y avait pas grand-chose à vendre.

— C'est votre jour de chance, disait Pink à son interlocuteur. J'ai exactement ce qu'il vous faut. Je pourrai vous recevoir vers quatre heures. Et nous parlerons de la maison de vos rêves. C'est ça, quatre heures.

Il revint vers la réception et Lillie se retourna vers lui.

— J'ai quelque chose à te dire, Pink. C'est pour ça que je suis venue.

— Eh bien dis-le, répondit-il en croisant les bras.

— J'ai vu Jordan, ce matin.

Le visage rond de Pink se creusa.

— Ah oui ? Ça, pour une nouvelle, c'est une nouvelle !

— Il a téléphoné hier soir au moment où je rentrais. Je lui ai parlé de mes soupçons. Il a dû les prendre au sérieux. Et il a décidé de venir.

Pink sourit tristement.

— Madame siffle. Médor arrive !

Lillie passa outre ses sarcasmes.

— Nous sommes allés voir le révérend Davis ce matin, et nous lui avons montré une photo de Tyler.

Pink se raidit.

— Il n'a pas pu affirmer de façon certaine que c'est bien Tyler qu'il a aperçu près du pont.

— Formidable ! s'exclama Pink en faisant passer d'une main dans l'autre le trousseau de clés qu'il venait de ramasser sur le bureau. Une fine équipe de détectives !

— Je voulais te le dire pour que tu ne l'apprennes pas par d'autres, au cas où quelqu'un nous aurait vus.

— Oh, plus rien ne me surprend, désormais, dit Pink en faisant tinter les clés dans sa main. Jordan ferait n'importe quoi pour te récupérer et tu adores ça.

— Il est parti à la Sentinelle parler à Tyler. Nous pensons toujours que c'est peut-être lui.

Pink lança les clés sur la table d'un geste violent.

— Quoi ? Mais bon sang qu'est-ce que...

— Pink, l'interrompit Lillie, nous nous sommes dit

que si Jordan pouvait le prendre par surprise, Tyler lui dirait peut-être quelque chose. Ça vaut la peine, non ?

— Ecoutez-moi ça ! s'exclama Pink. « Nous nous sommes dit » ! C'est trop mignon ! Mais réfléchis un peu, nom d'un chien. Et Royce Ansley, tu as pensé à lui ? C'est son fils, que vous accusez de meurtre ! Qu'est-ce que tu as dans le crâne, en dehors de Jordan Hill ? Du coton hydrophile ?

— Jordan se demandait justement si Royce Ansley ne faisait pas pression sur toi.

Le visage écarlate et furieux de Pink devint livide. Ses yeux n'étaient plus que deux fentes étroites.

— Qu'est-ce que tu dis ? demanda-t-il d'une voix sourde.

Elle se sentit alors affreusement coupable et souhaita ne jamais avoir prononcé ces mots.

— Il cherchait une explication, voilà tout, dit-elle. Royce ne fait rien pour que l'affaire avance, c'est évident. Et pense à la façon dont il a soudain envoyé Tyler à la Sentinelle. Il n'en avait jamais été question, avant. Jordan pensait que tu t'étais peut-être douté de quelque chose, ou même que tu en avais parlé au shérif. Essaie de comprendre, il est obligé de tout envisager. Nous y sommes tous forcés.

Pink se mit à arpenter la pièce comme un lion en cage.

— Jordan dirait n'importe quoi pour obtenir ce qu'il veut ! s'exclama-t-il. Il m'accuse, moi, pour se faire mousser, et tu marches. Cette histoire est la chance de sa vie. Merveilleux, non ?

Son rire s'étrangla dans sa gorge.

— Il ne s'agit pas de Jordan, Pink. Tout cela n'a rien à voir avec lui.

Pink se retourna, le visage déformé par la rage.

— Il ne s'agit que de lui. Il est revenu pour t'arracher à moi et tu l'acceptes. Tu dois avoir oublié comment il vous a abandonnées, toi et Michèle. Alors qu'elle était si malade.

— Je n'ai rien oublié, dit Lillie. Je suis venue te dire ce que nous essayons de faire, mais je vois qu'une fois de plus, tu ne veux même pas m'écouter.

— Tu crois que je devrais rester assis dans un fauteuil et le regarder détruire ma famille ? Le laisser se servir de la mort de ma fille contre moi ? Oui, ma fille. Pas la sienne. C'est moi qui ai payé les factures. C'est moi qui suis resté à la veiller nuit après nuit. Qui me suis sacrifié pour elle. C'est moi. Et soudain sire Galaad revient et il s'agit de sa fille.

— Arrêtons ça, Pink. C'est minable. Nous n'avons pas de temps à perdre ainsi.

— Oh, oh ! On joue les grandes dames, maintenant ? Il t'a laissée tomber autrefois et tu t'es mise avec moi. N'as-tu donc pas assez de fierté pour ne pas aller lui lécher les bottes à l'instant où il passe ta porte ?

— Va au diable ! cria-t-elle en s'éloignant à grands pas.

Elle claqua la porte derrière elle et longea le couloir en maudissant intérieurement son mari. Quand elle descendit l'escalier, elle tremblait de rage, mais une fois sur le palier, elle se força à s'arrêter.

Elle s'appuya contre le mur et reprit sa respiration. Pink voyait les choses sous un jour si laid, si malsain, qu'il lui donnait envie de vomir. Pourtant, elle comprenait. Elle pouvait comprendre. Il avait l'impression qu'elle se tournait vers Jordan. Or c'était ce qu'il redoutait depuis longtemps. Il avait toujours été jaloux de Jordan. Et avait-il complètement tort ? se demanda-t-elle déchirée par le remords. Il ne pouvait l'accuser d'aucun méfait, et ses craintes de la voir le quitter pour Jordan n'étaient pas fondées. Elle avait sa vie. Jordan faisait seulement partie de son passé. Mais il avait été son grand amour, cela laissait des traces, comme un parfum fugitif qui flottait encore autour d'elle. Pink n'était pas stupide. Il sentait ce parfum et il avait peur. Pourtant, quand Jordan serait reparti à New York, sa vie à elle, celle qu'elle avait, avec Pink, continuerait. Et maintenant, c'était à elle de s'excuser, pas à lui.

Elle se retourna et remonta lentement les marches usées de l'escalier. Cela ne servait à rien de fuir. Elle longea le couloir. La porte du bureau était entrouverte. Elle allait la pousser quand elle se dit qu'il avait peut-être essayé de la rattraper tout à l'heure. Qu'il avait voulu l'appeler, mais que les mots étaient restés coincés dans sa gorge. Elle se sentit envahie d'une vague de tendresse pour son mari et entra. Il était au téléphone, dans la pièce du fond. Elle attendit.

— Quand va-t-il rentrer ? demandait Pink. Bon, dites au shérif que Pink Burdette a cherché à le joindre, que c'est très important et qu'il me rappelle. Merci, Francis.

Lui aussi, il s'inquiète, pensa Lillie. Il s'inquiète plus qu'il ne le dira jamais. Il prend les choses en main. Il va montrer au shérif de quel bois il se chauffe. Très bien. Il est temps qu'il s'occupe de tout cela. Elle retrouva toute la tendresse qui la liait à son mari, cet homme qui travaillait si dur pour eux, sans jamais se plaindre, qui leur avait donné le meilleur de lui-même. Elle allait s'excuser, il verrait qu'elle était sincère. Qu'elle l'aimait. Il avait tant fait pour elle.

Mais avant qu'elle ait eu le temps de prononcer son nom, elle l'entendit composer un autre numéro.

— Allô, dit-il. Je voudrais parler au cadet Tyler Ansley. Oui, je m'en doute, mais faites-lui part immédiatement de mon message. C'est très important. Très important, vous comprenez ? Dites-lui de rappeler tout de suite Mr. Burdette au numéro suivant.

Pink donna le numéro de son bureau.

— Et précisez-lui de ne pas appeler chez moi, mais ici, à mon bureau. C'est ça, à mon bureau. Immédiatement, c'est urgent. Merci, au revoir.

Pink raccrocha. Il frotta ses mains moites l'une contre l'autre puis y appuya son visage. Un instant plus tard, il se redressa et fit tourner son fauteuil vers la porte.

Debout contre la cloison, blanche comme un linge, Lillie le regardait fixement.

— Oh non ! s'exclama Pink.

Il lança un regard coupable à Lillie puis détourna les yeux. Un silence de mort régnait dans le bureau.

— Ne me regarde pas comme ça, murmura-t-il. Je croyais que tu étais partie. Pourquoi es-tu revenue, bon sang ?

Lillie sentit son ventre se tordre, se déchirer. Elle cligna des paupières, comme si elle n'arrivait pas à voir nettement le visage de Pink. Un visage qu'elle connaissait, qu'elle croyait connaître.

Pink appuya les mains sur son bureau et se leva, tandis que son fauteuil tournoyait sur lui-même et cognait un meuble à tiroirs. Lillie sursauta et cria. Il passa à côté d'elle pour fermer la porte.

— Epargne-moi les hurlements hystériques, Lillie, dit-il en soupirant. Dis-moi ce que tu as à me dire.

— Tu as appelé Tyler ? dit-elle lentement, et presque comme une question, comme si elle espérait encore avoir mal compris.

— Oui, répondit Pink.

— Pour l'avertir, cria Lillie. Pour l'avertir !

— Oui, dit Pink.

Lillie fit un pas vers lui, pour l'obliger à la regarder en face. Elle parlait les mâchoires serrées.

— Arrête de me répondre par monosyllabes. Dis-moi ce qui se passe. Tout de suite.

Les épaules de Pink s'affaissèrent, il s'agrippa à son fauteuil.

— J'ai mes raisons, Lillie, dit-il.

Lillie avait l'impression que le souffle lui manquait, qu'elle ne pouvait se permettre de prononcer un seul mot inutile.

— Lesquelles ? demanda-t-elle.

Pink fouilla des yeux les recoins de la pièce.

— Ne mens pas, Pink. Assez de mensonges. Je connais ce regard, tu l'as eu si souvent ces dernières semaines. Et moi qui croyais me faire des idées !

— D'accord, dit-il. D'accord. Allons parler à la maison.

— Non, ici et tout de suite. Pourquoi as-tu appelé Tyler ? Il l'a tuée, c'est ça, hein ? As-tu perdu la tête ? Pourquoi l'as-tu appelé ?

Pink se rassit lentement et plongea son visage pâle et moite dans ses mains. Le téléphone se mit à sonner. Il sursauta, tendit le bras, décrocha. Lillie se pencha en avant, lui arracha l'appareil et raccrocha brutalement. Quand Pink leva les yeux vers elle pour protester, elle le fixa avec un regard sauvage.

Pink secoua la tête.

— Je ne sais pas comment te dire ça, Lillie. J'espérais que tu ne l'apprendrais jamais.

Il posa ses mains tremblantes à plat sur la table devant lui. Ses doigts laissèrent des marques sombres sur le buvard.

— Oui, dit-il, c'est vrai. Tu as deviné, c'est lui qui l'a tuée.

Qu'elle l'ait déjà deviné ne l'aida pas. Ni tous ces jours à réfléchir, à essayer de comprendre, de mettre en place les pièces du puzzle. Les mots de Pink la transpercèrent comme si cette idée ne lui avait jamais traversé l'esprit. Elle tira une chaise et s'assit.

— Tu le savais ? murmura-t-elle.

— Je l'ai toujours su.

— Et tu ne l'as jamais dit. Mais c'est dégueulasse !

— Ecoute, Lillie, quand je t'aurai raconté...

— Salaud ! lança-t-elle. Tu le savais et tu l'as laissé s'en tirer ? Et maintenant... tu l'appelles pour le prévenir ?

Pink se leva et resta debout devant elle, impuissant.

— Ecoute-moi, Lillie, écoute-moi jusqu'au bout.

Lillie rejeta sa tête en arrière et ferma les yeux.

— Non, souffla-t-elle. Non, non, non.

Il la prit par les épaules et la secoua. Ses paupières s'ouvrirent, ses yeux roulèrent, elle était molle comme une poupée de chiffon.

— Ta propre fille, murmura-t-elle incrédule. Sale menteur. Tu ne trouveras aucune excuse.

— Ça ne s'est pas passé comme tu le crois, Lillie. Ce n'était pas un meurtre, pas vraiment. Plutôt un accident. Ils faisaient les idiots, comme tous les gosses de cet âge. Ils avaient bu.

— « Ils »? Tu veux dire Tyler ?

— J'y arrive.

— Michèle ne buvait pas.

— Si. Elle aussi, elle avait bu. Michèle n'était pas parfaite, tu sais, ajouta-t-il sur la défensive.

— Je n'en crois pas un mot !

Lillie se releva d'un bond.

— Assieds-toi, je vais te raconter, commença Pink.

— Laisse-moi tranquille, je crois que je vais vomir, cria-t-elle. Ce garçon assassine froidement ta fille et tout ce que tu trouves à dire, c'est qu'elle avait bu ?

— Ne rends pas les choses pires qu'elles ne le sont déjà. Je te l'ai dit, il n'a pas fait exprès. Ce n'est qu'un gamin, après tout.

— Le coroner a dit qu'elle avait reçu trois coups violents à la base du crâne. Tu te souviens, Pink ?

Mais il continua comme s'il ne l'avait pas entendue.

— Ils étaient en bas près du pont après la fête. Ils avaient du whisky. Et Tyler s'est soûlé. Tu sais comment il est. Un jeune alcoolique. Il avait gardé avec lui sa batte de base-ball. Et Michèle le taquinait. Pour s'amuser, simplement, mais elle l'a énervé et il lui a donné un coup de batte.

— Tu veux dire qu'il l'a tuée à coups de batte. Qu'il a tapé sur elle jusqu'à ce qu'elle meure.

— Ça s'est passé en une seconde. Avant qu'ils aient eu le temps de comprendre...

— Et tu as accepté de le couvrir ? cria Lillie. Comme Royce, et avec lui ? Tu es fou, ou quoi ?

— Il le fallait ! cria Pink à son tour.

— Il le fallait ?

— C'était un accident, plaida Pink.

— Tu parles ! dit Lillie en frottant ses mains l'une contre l'autre comme si elle avait affreusement froid. Tu parles !

— Il le fallait, répéta Pink.

Il suait maintenant à grosses gouttes et son front semblait plissé sous l'effet d'une terrible douleur.

— C'est que... tu comprends, Grayson était avec eux.

Lillie écarquilla les yeux. La respiration coupée, elle

ne put que murmurer :

— Grayson ?

— Ils étaient descendus tous les trois aux Arches, répondit Pink très vite. Grayson avait bu lui aussi, et Tyler est un animal enragé. Grayson n'a pas pu l'arrêter.

— Grayson, répéta Lillie. Notre Grayson ?

— Arrête, Lillie. Pour l'amour de Dieu, arrête. Comme s'il était responsable de quoi que ce soit. Puisque je te dis qu'ils avaient bu ! Je sais que c'est horrible, mais ce genre de choses arrive. Ça aurait pu arriver à n'importe qui.

Pink s'interrompit et regarda sa femme d'un air inquiet.

— Lillie, tu te sens mal ? Je savais que ce serait un choc terrible. C'est pour ça que je ne voulais pas te le dire.

Il tendit la main vers elle.

— Rassieds-toi, tu ne tiens pas debout. Tu vas t'évanouir.

Lillie secoua violemment son bras pour se dégager. Il avait raison, un instant elle avait failli sombrer dans l'inconscience. Mais la colère l'emportait.

— Ne me touche pas, gronda-t-elle. Comment oses-tu ?

— Je le savais, dit Pink. C'est exactement ce que je craignais.

— Je veux être certaine de bien avoir compris, dit-elle en faisant un terrible effort pour prononcer clairement chacune de ses paroles. Tyler Ansley a tué ma fille sous les yeux de Grayson, et toi tu les as couverts tous les deux, tu as accepté qu'ils s'en sortent, comme s'il ne s'était rien passé ?

Pink transpirait abondamment. Des demi-cercles humides se dessinaient sous les manches de sa chemise.

— Non, ce n'est pas ça. Royce et moi... C'est lui qui les a trouvés. Je ne sais pas, moi. Il m'a semblé que c'était la meilleure solution. Ce n'était pas que je ne voulais pas qu'ils soient punis, mais à quoi bon gâcher leur vie à tous les deux ? Cela n'aurait pas fait revivre Michèle. Et ils étaient effondrés. Crois-moi. Tu n'as jamais vu personne d'aussi désespéré qu'eux à ce moment. Ce n'était qu'un affreux accident.

— Gâcher leur vie ! s'exclama Lillie.

— Crois-moi, Lillie, je sais ce que tu ressens, dit Pink d'une voix sincère. J'aurais pu les tuer de mes mains quand j'ai su. Mais il fallait essayer d'être raisonnable. Il fallait penser à ce qui se passerait ensuite. C'est pour ça que je ne te l'ai pas dit. Je savais que tu serais trop bouleversée pour réfléchir calmement. Alors Royce a pensé à la Sentinelle. Et honnêtement, ces écoles militaires sont pires que des prisons. Crois-moi, ils sont capables de remettre Tyler sur le droit chemin, ces vieux durs à cuire de sous-off...

— Arrête, Pink, arrête, dit-elle rageusement. C'est un assassin. Il a tué notre fille. Et tu l'as laissé s'en tirer uniquement pour sauver la face à Grayson. Ne me raconte pas d'histoires. Je ne suis pas stupide. Tu as fait ça pour que personne ne sache qu'il a regardé sa sœur mourir sans rien faire. Pour que personne ne sache que Grayson est un lâche.

Pink blêmit à nouveau.

— Ne dis pas ça de lui, Lillie, en la menaçant d'un doigt accusateur. Il est déjà assez malheureux comme ça. Ne le traite pas de lâche.

— Ben voyons ! cria Lillie en baissant les bras dans un geste impuissant. Il ne faut surtout pas le blesser, le pauvre petit ! Même si Michèle est morte devant lui sans qu'il tente de la défendre.

Les paupières mi-closes, Pink la regarda, tandis qu'elle réfléchissait à toute vitesse, tremblante de rage.

— Eh bien, c'est ce que nous allons voir !

Elle se retourna pour partir, mais Pink se mit en travers de son chemin et quand elle tendit la main vers la porte, il l'attrapa par le poignet.

— Où vas-tu ? demanda-t-il.

Les larmes aux yeux, Lillie lui lança un regard plein de défi.

— Le chercher, dit-elle. Il répondra à mes questions. Comment as-tu pu, Pink ? Mentir ainsi, toi ? Et vous tous ?

— Lillie, tu n'as pas le droit d'en parler à qui que ce soit.

— Pourquoi ? cria-t-elle. Pour être une menteuse, moi aussi ?

Le visage de Pink n'était plus qu'un masque dur, il y avait dans ses yeux une expression étrangement lointaine.

— Je savais que tu réagirais comme ça, dit-il en resserrant ses doigts sur elle. Mais maintenant tu vas m'écouter. Je me suis assez excusé comme ça. Grayson n'est qu'un gamin. Il a toute sa vie devant lui. Je ne te laisserai pas le détruire.

Les yeux de Lillie s'enflammèrent et elle repoussa Pink de la main qu'il essayait de retenir.

— Grayson est un lâche et un... un traître, cria-t-elle, et qu'on le sache m'est bien égal.

Ils restèrent ainsi un instant à se regarder, agrippés l'un à l'autre, un instant seulement, mais qui sembla une éternité à Lillie. Quand elle tenta de se libérer, elle eut l'impression que les os de son poignet étaient brisés, tant ils lui faisaient mal. Sans y croire, elle vit Pink lever le poing vers elle et le temps qu'elle comprenne, il était déjà trop tard pour qu'elle protège son visage. Le coup l'atteignit à la tempe, ses dents claquèrent, du sang coula dans sa bouche. Elle sentit ses genoux se dérober sous elle. Pink la repoussa et elle alla s'effondrer contre le mur.

Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et pendant un moment elle resta là, incapable de bouger. Mais lorsque Pink se pencha au-dessus d'elle, elle se releva.

— Je ne te laisserai pas faire ! cria Pink, puis sa voix se brisa. Je suis désolé, Lillie, mais je ne peux pas te laisser faire.

— Hou-hou ! fit une voix dans le couloir tandis que quelqu'un tournait la poignée de la porte. Pink, tu es là ? C'est moi, Reba.

Pink et Lillie s'immobilisèrent, paralysés, et écoutèrent Reba chercher ses clés dans son sac.

— Oh zut, soupira-t-elle. Où sont-elles ?

Avec des gestes d'automate, Pink alla ouvrir. Il hésita un instant, puis tira la porte, et regarda Reba d'un air absent.

— A quoi penses-tu, Pink ? Ce n'est pas en fermant la porte à clé pendant les seules heures où la clientèle risque de passer que tu vas nous faire faire des affaires !

Tout en continuant à fouiller dans son sac, Reba passa devant Pink, les bras chargés de paquets. Elle lui sourit avec indulgence, puis aperçut Lillie, qui, tournée vers le mur, se tenait le visage d'une main. Une marque jaune se dessinait déjà sur sa pommette et son œil commençait à enfler. Le sourire de Reba s'évanouit.

— Oh, excusez-moi, murmura-t-elle comme si elle avait été en partie responsable du conflit qu'elle venait d'interrompre.

Les yeux baissés, elle alla se réfugier derrière son bureau. Pink essaya d'accrocher son regard, prêt à lui offrir, sur le ton de la plaisanterie, une explication quelconque, mais Reba gardait une expression sévère et ne releva pas la tête.

— Je prends les papiers et les clés dont j'ai besoin et je m'en vais, dit-elle. Mais qu'est-ce que j'ai encore fait de ces clés ?

Le téléphone sonna et Reba décrocha, soulagée.

— Burdette et Associés, lança-t-elle d'une voix faussement enjouée. C'est de la part... ? Un instant, s'il vous plaît.

Elle hocha la tête et tendit l'appareil à Pink.

— C'est pour toi, dit-elle. Tyler Ansley, le fils du shérif.

Pink se tourna automatiquement vers Lillie, mais devant son regard accusateur, ses yeux se détournèrent.

— Je le prends, dit-il à Reba.

La main sur l'appareil, il attendit que son associée ait ramassé ses affaires. Reba se glissa vers la porte, adressant à Lillie un bref sourire gêné.

— Je ferme la porte, dit-elle.

— Merci Reba, répondit Pink.

Il tourna délibérément le dos à Lillie et se mit à parler.

— Bonjour Tyler... Oui, je t'ai appelé.

Lillie pensa un instant à débrancher la prise murale. Mais à quoi bon ? Pink trouverait un autre téléphone. Rien ne l'arrêterait. La douleur qu'elle ressentait sur sa joue le prouvait.

— Oui, disait-il. Il y a quelqu'un qui met son nez là où il ne faudrait pas. C'est l'ex-mari de ma femme, et il te soupçonne. Il est parti à la Sentinelle pour essayer de te faire parler. Alors, méfie-toi de lui.

Pink écouta un moment, l'air exaspéré.

— Tout ce qu'on te demande, c'est de la fermer. En fait le mieux serait que tu ne le voies même pas. Parce que si tu laisses échapper quoi que ce soit, il en profitera pour aller jusqu'au bout. Il veut venger sa fille.

Pink se tut un instant, puis interrompit Tyler en criant presque.

— Mais non, voyons ! Ecoute-moi, je te dis ça pour ton bien. Ce type te cherche. Quoi ?... Jordan Hill. Il vient de partir et ne sera pas à la Sentinelle avant cinq ou six heures... Je ne sais pas... Débrouille-toi. A vrai dire, il pourrait te donner une bonne rouste, que ça ne me dérangerait pas, mais nous avons décidé de tenir cette affaire sous silence, et tu as intérêt à ne pas lâcher le morceau, maintenant.

Pink raccrocha. Il se retourna pour affronter Lillie, un air de défi sur le visage, mais trop tard. La porte se referma sur elle. Lillie était partie. Ses épaules s'affaissèrent, il avait l'impression qu'un étau se resserrait inexorablement sur sa poitrine. Il aurait voulu pleurer, mais au lieu de cela, il redécrocha le téléphone. Il était trop tard pour les larmes. Il devait prévenir Grayson et Royce. Grayson, d'abord. Pourtant, il craignait de l'appeler. Il lui avait promis de le protéger et avait tout gâché. Dans l'état où était Lillie, nul ne pouvait dire de quoi elle était capable. Il fallait essayer de lui faire entendre raison alors qu'il était encore temps.

19

Elle descendit l'escalier presque en courant. Lorsqu'elle arriva dehors, l'air froid lui fit l'effet d'une gifle et la tête lui tourna. Son cœur battait à grands coups irréguliers. Elle n'arrivait pas à se rappeler où elle s'était garée. Des passants la dévisagèrent et leurs regards l'effrayèrent, comme s'ils avaient tous déjà su depuis longtemps, et avaient du mal à croire qu'elle venait à peine de comprendre. Ses yeux affolés se posèrent enfin sur les couleurs familières de sa voiture. Les jambes molles, elle se dirigea vers elle, mais une fois assise, elle ne démarra pas. Ses mains tremblaient trop pour qu'elle puisse seulement allumer le contact. Elle aurait voulu être face à Grayson, sauter sur lui comme un chat sauvage, le secouer comme s'il n'avait été qu'une poupée de chiffon et lui crier : « Pourquoi ? » Mais ses doigts gourds refusaient tout mouvement, aussi resta-t-elle là, frissonnante, en essayant de réfléchir.

Grayson. Son bébé. Son fils. De ses deux enfants, le plus indépendant. Celui qui l'avait écartée de son chemin, depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvînt. Qui voulait tout faire tout seul. Le contraire de Michèle, qui s'était tournée vers elle, avait besoin d'elle, de son amour. Un bébé, Grayson ? Non. Il était le plus jeune, mais aussi le plus résistant, le plus fort, le plus heureux. Toujours dehors, toujours occupé, tandis que Michèle le regardait, béate, accumuler les succès. Elle l'idolâtrait. Et il l'avait laissée mourir.

Lillie posa les mains sur le volant et ses paumes, dans lesquelles elle avait enfoncé ses ongles en serrant les poings, y laissèrent des traces de sang. Peu à peu elle retrouvait ses esprits. Où allait-elle chercher son fils ? Il y avait un match de football la semaine suivante et Grayson devait être en train de s'entraîner avec son équipe. Il en était le capitaine, comme il était le vice-président du conseil des élèves, le gagnant du prix de la chambre de Commerce. Et il avait assisté à tout. Il avait laissé Tyler Ansley assassiner Michèle, l'avait regardé faire. Puis il y avait eu les mensonges. Oui, les mensonges. Toute cette horreur qui écrasait maintenant Lillie. Il fallait qu'elle le trouve. C'était tout ce qu'elle savait. Il ne lui avait jamais demandé conseil, et chaque fois qu'elle avait voulu lui donner son avis, il l'avait regardée avec cet air buté, exaspéré, comme pressé de retourner à ses sacro-saintes occupations.

Elle attendit encore quelques minutes, jusqu'à ce qu'elle se sente assez bien pour conduire, puis prit le chemin du lycée et tourna dans l'allée qui menait au stade. L'équipe du comté de Cress était sur le terrain, comme elle l'avait prévu. Le sol était trempé et les maillots rouge et blanc des joueurs étaient tachés de boue. L'entraîneur donna un coup de sifflet puis cria quelque chose qu'elle ne comprit pas, tandis que les jeunes gens se regroupaient pour la mêlée.

Serrant ses clés dans sa main qui saignait toujours, Lillie se dirigea vers les gradins d'où elle chercha à repérer le dossard numéro 5, mais en vain. La silhouette souple, dégagée de Grayson n'apparaissait nulle part.

Quelqu'un appela Lillie. Elle se retourna. Tout en haut des gradins, seule et recroquevillée sur elle-même dans le vent glacé, une jeune fille en veste rose et bottes de cow-boy lui fit timidement signe. Lillie reconnut la chevelure flamboyante d'Allene Starnes. Son cœur bondit. Elle sentit une colère irraisonnée l'envahir.

— Grayson vient d'être appelé au téléphone, lui cria Aliéné. Un appel urgent.

Lillie savait de qui il s'agissait. Pink. Qui le prévenait.

— Qu'est-ce que tu fais là, Aliéné ? demanda-t-elle d'un ton sévère, car, elle en était certaine, cette frêle et instable jeune fille attendait son fils.

— Je dois retrouver Grayson après l'entraînement, reconnut Aliéné en baissant la tête.

D'habitude, Lillie ne se mêlait pas de leurs histoires. D'habitude, elle faisait confiance à Grayson. Mais ce jour-là n'était pas un jour comme les autres. Son fils ne méritait pas qu'on lui fît confiance. Il ne méritait pas qu'une fille l'attende. Et surtout pas celle-là, si fragile, si vulnérable.

— Aliéné, appela Lillie d'un ton sec. Descends ici immédiatement.

La mine contrite, Aliéné ramassa lentement ses affaires et descendit les gradins. Les talons de ses bottes de cow-boy claquèrent sur les planches et tandis qu'elle s'approchait, Lillie lança un coup d'œil vers le terrain. Toujours aucun signe de Grayson. Il devait encore être en train de discuter avec Pink de leurs secrets, en train de chercher comment il pourrait éviter la colère de sa mère. Mais cette fois, Grayson ne s'en sortirait pas aussi facilement.

Quand Aliéné arriva, elle lui tendit la main pour l'aider à sauter au-dessus du premier rang. En sentant dans la sienne la main maigre et glacée de la jeune fille, Lillie eut l'impression qu'elle l'aidait à se dégager d'un piège dans lequel elle était tombée elle-même.

Oh non ! pensa Lillie rageusement. Grayson n'aurait plus l'occasion de traiter cette fille par-dessous la jambe. Ni elle ni aucune autre. Non, elle ne le laisserait pas faire. Lui qui n'avait même pas eu le courage de défendre sa propre sœur. Il n'était pas digne d'avoir une petite amie. Il ne blesserait plus jamais personne. Plus jamais. Elle y veillerait.

— Aliéné, dit Lillie gravement, est-ce que tes parents savent que tu revois Grayson ?

Aliéné secoua la tête tristement.

— Eh bien, tu ferais mieux de ne plus le voir, ou je le leur dirai. Je suis sérieuse, Aliéné. Oublie Grayson. Ne perds pas ton temps avec lui. Il te fera souffrir, c'est tout. Il ne tient pas assez à toi.

Lillie s'était attendue à voir la jeune fille se rebiffer.

Mais au lieu de cela, Aliéné haussa les épaules et enfonça ses mains dans ses poches.

— Je sais, dit-elle. Je m'excuse.

— Ne t'excuse pas, dit Lillie. Va-t'en.

— Grayson sera furieux, répondit Aliéné d'un ton inquiet.

— Je m'occupe de Grayson, dit Lillie sombrement.

— S'il vous plaît, Miz Burdette, ne le dites pas à maman.

— Promis, à condition que je ne te revoie plus jamais traîner avec lui. Et maintenant, file.

La jeune fille mit son sac en bandoulière et lui dit au revoir. Lillie la regarda disparaître derrière la tribune. Puis elle se retourna vers le terrain. Grayson sortait des vestiaires.

Il avait dû chercher Aliéné dans les gradins et ayant vu sa mère, se dirigeait vers elle d'un pas nonchalant, son beau visage empreint d'une expression de feinte innocence.

— Où est Aliéné ? demanda-t-il sans saluer Lillie.

— Je l'ai renvoyée chez elle. Viens avec moi, siffla Lillie.

Tandis qu'elle se retournait pour s'éloigner du terrain, elle sentit son cœur battre contre sa poitrine.

— Il faut que je reprenne l'entraînement, m'man.

Lillie lui fit face, ses yeux lançaient des éclairs.

— Ne fais pas comme si tu ne savais pas pourquoi je suis ici. Je sais que c'est ton père qui vient de t'appeler. Maintenant, obéis, lança-t-elle d'une voix impérieuse. Je suis encore ta mère.

Ce ton sans réplique le réduisit au silence. Il baissa les yeux. Une tache rouge apparut à la base de son cou. Puis il la regarda furtivement et aperçut le bleu qui se formait sur sa joue.

— Qui est-ce qui t'a fait ça, m'man ? s'exclama-t-il.

— Ça ne te regarde pas, répondit-elle d'un ton sec.

— Excuse-moi, dit-il en haussant les épaules.

Il la suivit docilement derrière les gradins. Tremblante de rage, Lillie ne se retourna que lorsqu'elle fut certaine qu'ils étaient à l'abri des regards. Elle voulait lui dire sa révolte, son dégoût. Lui faire honte. Déverser sur lui un torrent de reproches, l'anéantir par sa colère. Elle voulait le blesser, l'humilier, l'accuser. Mais quand elle se retourna et le vit là, debout, obéissant, derrière elle, son casque sur la hanche, ses cheveux blonds en désordre comme s'il sortait du lit, ses grands yeux bleus fixés sur elle, comme s'il n'avait voulu que l'aider à retrouver la paix, elle sentit sa colère fondre pour ne laisser place qu'à la confusion et l'incrédulité. Il était son fils. Son petit garçon. Pink devait s'être trompé. Grayson n'aurait jamais abandonné sa sœur ainsi. Peut-être n'avait-il même pas été là. Peut-être que Tyler avait inventé tout ça. Il y avait sûrement une explication.

— Grayson, commença-t-elle d'un ton sévère, bien que sa voix tremblât, comme je suis certaine que ton père te l'a dit, j'ai appris ce qui s'était passé. Que Tyler avait tué ta sœur devant toi et que tu étais resté là sans rien faire.

Grayson resserra ses doigts autour de son casque et la regarda, les yeux écarquillés. Sa rougeur avait disparu, il était très pâle.

Devant son silence, Lillie hésita. Ça ne s'est pas passé comme ça, se dit-elle, envahie par un fol espoir. Il va me dire que ça ne s'est pas passé comme ça. Qu'il n'était pas là quand c'est arrivé. Que Tyler a menti à son père.

— C'est vrai ? demanda-t-elle.

Grayson secoua la tête.

— Je suis désolé, m'man, dit-il d'une petite voix. J'espérais que tu ne le saurais jamais.

Elle fut surprise du choc qu'elle ressentit à cet aveu, là aussi, comme si c'était la première fois qu'elle entendait parler de tout ça.

— Grayson... murmura-t-elle. Oh ! mon Dieu !...

— Je t'en prie, m'man, supplia-t-il. Je suis désolé... C'était juste... un truc horrible...

Lillie fit un effort pour se reprendre, mais sentit le souffle lui manquer.

— Tu vas me raconter ce qui s'est passé, dit-elle, et les mots qu'elle voulait prononcer s'étranglèrent dans sa gorge. Je ne peux pas croire... qu'il n'y ait rien d'autre... que ce que ton père m'a dit. Que tu aies laissé Tyler... tuer ta sœur. Grayson, il faut que je sache - Comment est-ce possible ?

Le visage de Grayson se crispa et de grosses larmes coulèrent sur ses joues.

— Je sais que tu es furieuse contre moi, m'man... commença-t-il.

— Furieuse ? cria-t-elle, sentant qu'elle aurait presque pu éclater de rire tant ce mot était incongru, inadéquat. Regarde-moi, Grayson. Je te connais. Tu es mon fils. Tu n'aurais... tu n'aurais pas pu faire ça. La laisser comme ça. Mourir. Toi et Michèle, vous étiez si proches l'un de l'autre. Tu l'aimais...

Elle avait une voix trop aiguë, suppliante.

— Oui, dit-il, tu sais bien que je l'aimais. Et je te jure, m'man, je te jure que je n'ai pas pensé une seconde que Tyler en arriverait là. Je croyais qu'il faisait l'idiot, pour rigoler.

Il la regarda d'un air malheureux, attendant qu'elle lui réponde. Mais Lillie resta silencieuse.

— On avait bu, dit Grayson. Je sais que c'est mal, m'man, mais tout le monde le fait.

Elle le dévisageait comme si elle était en train de faire un terrible effort pour comprendre ce qu'il lui disait. Comme s'il lui avait parlé dans une langue étrangère.

Grayson se balança d'un pied sur l'autre, mal à l'aise, puis il continua, haletant :

— En fait, Michèle... Michèle n'aurait pas dû être là. Tu comprends, elle nous avait entendus dire qu'on allait aux Trois Arches, et elle avait insisté pour nous suivre. J'ai essayé de lui expliquer qu'elle ferait mieux de rentrer mais... Je crois qu'elle avait un faible pour lui. Elle a dû penser que c'était l'occasion d'être avec lui... Enfin, on buvait, elle le taquinait, il faisait tournoyer sa batte en l'air et Michèle riait, et tout d'un coup, avant que j'aie eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait, il l'a frappée. Et elle est tombée.

— Arrête ! cria Lillie en couvrant ses oreilles de ses mains.

Elle ne pouvait supporter de l'entendre. Elle ne voulait pas imaginer sa petite fille tombant sous les coups. Ni voir son fils le lui raconter comme un simple incident auquel il aurait assisté dans un couloir du lycée.

— Ecoute, m'man, lui dit-il. Comment aurais-je pu savoir qu'il allait la frapper ?

— Il fallait... il fallait la protéger ! cria Lillie.

— Mais je n'ai pas pu, m'man. (Il fit un pas vers elle.) Je t'en supplie, m'man.

Elle recula devant lui en levant une main lasse, comme pour lui demander de ne pas l'approcher. Elle se cogna aux gradins, se retint à la rambarde, de nouveau aveuglée par les larmes. Elle s'essuya les yeux d'un geste rageur.

— Ainsi, déclara-t-elle d'une voix froide, cruelle, Tyler a tué ta sœur devant toi, et tu es resté là comme un lâche, sans rien faire. Si ce n'est mentir pour le couvrir.

— Non, cria-t-il. Non. J'ai sauté sur lui. Je l'ai frappé. Mais c'était trop tard. Tu n'étais pas là, m'man. Il faut me croire. Personne n'aurait pu empêcher que ça arrive.

— C'est tout ce que tu as à dire ? Que tu ne pouvais rien faire ?

— Ecoute, m'man, tu ne crois pas que j'aurais fait quelque chose, si j'avais pu ?

Les yeux brillants de larmes, il s'essuya avec la manche pleine de boue de son maillot, laissant des traces brunes sur ses joues.

Lillie secoua la tête violemment, étouffée par les sanglots.

— Je ne sais pas, dit-elle. Je ne saurai jamais. Tu es là devant moi, et tu me dis ça. Comme si tu n'avais pas conscience de l'avoir trahie. Tu as trahi Michèle. Et moi. Tu nous as tous trahis. N'en as-tu donc pas honte ?

Cette fois*, il eut l'air touché au vif. Son visage se durcit.

— Ecoute, dit-il, il n'y a pas que moi qui...

— Je ne peux pas comprendre, dit-elle, je ne pourrai jamais. Comment as-tu pu rester là sans rien faire ?

Comment arrives-tu à dormir après ça ? Comment peux-tu continuer à vivre comme si rien n était arrivé ?

— Je t'ai dit que j'étais désolé, gronda-t-il d'une voix rauque. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Dis-le-moi et je le ferai.

Lillie se détourna et regarda le ciel gris sombre. Il avait raison. Que pouvait-il ajouter ? Michèle était morte. Il était désolé. Il ne pouvait pas l'exprimer de trente-six manières. Ses larmes le montraient. Même si ça ne servait à rien, il était aussi désolé qu'on pouvait l'être.

Lillie secoua la tête et se laissa tomber sur un banc, les yeux perdus dans le vide.

— Je ne veux pas te torturer avec ça, dit-elle doucement. Tu es mon fils. Je sais que tu t'en veux. Et que tu as souffert, toi aussi. Mais je ne peux pas permettre ça. Ces mensonges. Elle secoua la tête. Et Michèle ? reprit-elle. Quand vous avez accepté de mentir, de vous taire, avez-vous pensé à elle ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il prudemment.

— Tu le sais très bien, répondit-elle. Ta sœur est assassinée et vous vous abritez tous derrière le silence, en faisant comme si de rien n'était.

— Ecoute, m'man, nous ne pouvions rien dire. Tu comprends, il aurait fallu alors expliquer que j'étais là...

— Je sais, l'interrompit-elle. Tu ne veux pas affronter cette humiliation. Et encore moins un procès. Ce n'est pas non plus ce que je souhaite pour toi, Dieu m'en est témoin. Et maintenant, ton père est mouillé lui aussi. Ainsi que le shérif. Mais, dis-moi une chose, Grayson, penses-tu que ce garçon qui a tué ta sœur ait le droit de rester libre ? D'échapper au châtiment ? Comment pouvons-nous vivre en sachant ça ?

Grayson resta muet, debout devant elle. Il se mordit les lèvres en regardant le terrain de sport d'un air absent. Puis, lentement, précautionneusement, il s'assit à côté d'elle.

— Il y a autre chose, m'man, dit-il alors. Je ne sais pas comment te le dire... c'est difficile...

Lillie fronça les sourcils.

— Quoi ?

Grayson passa sa langue sur ses lèvres, fit tourner son casque dans ses mains, évitant son regard.

— Même papa n'est pas au courant.

— Depuis quand me dis-tu des choses que tu caches à ton père ? demanda-t-elle en se raidissant.

Grayson soupira.

— Je n'en ai pas parlé à papa parce que... c'est à propos de Michèle. Je ne voulais pas qu'il le sache. Tu sais comment il était, avec elle. Pour lui, elle n'était que... qu'une petite fille.

— Qu'es-tu en train de me dire, Grayson ? Je ne suis pas sûre de pouvoir en entendre plus.

— Voilà, tu crois que je suis un lâche, et que c'est pour ça que j'ai voulu que personne ne soit au courant, mais c'est aussi pour protéger Michèle que je l'ai fait. Pour que l'on ne sache pas ce qu'elle a fait cette nuit-là.

— Arrête-toi, Grayson, cria Lillie. Ne t'imagine pas pouvoir retourner la situation et rendre ta sœur responsable de ce qui s'est passé. Ne me raconte pas qu'elle avait bu et que c'est elle qui l'a frappé la première. N'essaie pas de me dire que tout est de sa faute.

— Ce n'est pas seulement qu'elle avait bu, m'man. On avait tous bu.

— Et tu es resté là à les regarder sans rien faire. Aie au moins maintenant le courage de le reconnaître, Grayson.

— Je ne suis pas resté là. En fait... je suis parti, dit Grayson. J'étais en train de partir.

— Tu fuyais, Grayson, nous le savons tous les deux.

— J'étais obligé.

— Non. Tu as choisi de fuir.

— J'étais obligé, répéta-t-il. Elle... elle avait enlevé son chemisier.

Lillie le regarda fixement. Une rougeur envahissait de nouveau le cou de Grayson, remontant sur ses joues.

Il détourna les yeux. Elle sentit que son visage aussi s'empourprait.

— Ce n'est pas vrai, dit-elle d'une voix tremblante.

— Si, m'man, je t'assure. Elle tenait à lui. Elle était amoureuse de lui. Elle a dû vouloir se rendre intéressante... Je ne sais pas, moi. Elle a dit qu'il faisait trop chaud et s'est déboutonnée. Je ne pouvais pas rester là, j'étais gêné. Il fallait que je parte.

Lillie secouait la tête. Non, pas Michèle, se disait-elle, les joues brûlantes de honte. Pas mon bébé. Mais Michèle n'était plus un bébé.

— Elle a dû penser que cela lui plairait, mais il a probablement cru qu'elle se moquait de lui, ou quelque chose comme ça. (Grayson soupira.) Et moi je partais, quand j'ai entendu. Et quand je me suis retourné...

Lillie se cacha le visage dans les mains, honteuse, terrifiée, comme si elle était en train de revivre les derniers instants de sa fille.

— Je lui ai remis sa chemise, ensuite, dit Grayson. Je ne pouvais rien faire d'autre. Je ne voulais pas qu'on la trouve comme ça.

Lillie serra très fort ses paupières fermées, mais elle ne réussit pas à effacer l'image de sa timide Michèle, ivre d'amour, de whisky et de clair de lune, essayant de se montrer provocante. Sans se douter un instant... victime de sa propre innocence.

Grayson interrompit le cours de ses pensées.

— Ne le dis pas à papa, d'accord, m'man ? demanda-t-il. Je ne veux pas qu'il le sache.

Lillie hocha la tête d'un mouvement gourd.

— Réponds-moi, m'man. Tu vas le lui dire ?

Elle posa sur son fils un regard vide.

— Je n'ai pas pour l'instant l'intention de parler à ton père.

— Il faut que cela reste entre toi et moi, m'man, dit Grayson. Les autres se feraient des idées fausses. Elle n'était pas du tout comme ça, d'habitude. Plutôt timide avec les garçons. Je me demande encore ce qu'il lui a pris, pourquoi elle a fait ça...

Pourquoi ? s'interrogea Lillie intérieurement, maintenant plus perdue qu'en colère. Michèle avait-elle cru, comme cela arrive quelquefois aux jeunes filles, que personne ne voudrait jamais d'elle ? Elle aurait dû se confier à moi, pensa-t-elle amèrement. J'aurais pu lui faire comprendre qu'elle n'aurait jamais besoin de se montrer provocante. Qu'un jour elle serait aimée, courtisée. Lillie avait l'impression que le monde basculait. Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit ? faillit-elle hurler. Nous étions si proches l'une de l'autre. Elle avait la nausée.

— Je voulais la protéger, m'man, plaida encore Grayson.

Lillie regarda son fils telle une somnambule qui s'éveille et elle sentit son cœur fondre. Elle chercha son regard puis hocha la tête.

— Je comprends, dit-elle en lui serrant le bras.

Malgré la nouvelle angoisse qu'avaient fait naître en

elle ses révélations, malgré la douleur qu'elle ressentait en imaginant cette pauvre scène de séduction et ses conséquences dramatiques, elle était contente qu'il lui ait tout raconté. C'était comme s'il avait rétabli entre eux un pont, fragile, certes, mais qui les reliait. Comme si après que son cœur s'était arrêté complètement, il recommençait à battre faiblement.

— Merci d'avoir fait ça pour elle, dit-elle.

— Je voudrais tellement l'avoir sauvée, m'man.

— Moi aussi, Grayson, murmura Lillie en secouant la tête.

Lentement, elle se leva, passa une main absente sur ses vêtements.

— Quand tu rentreras à la maison... commença-t-il.

— Je ne rentre pas à la maison, l'interrompit Lillie.

— Où vas-tu ? demanda-t-il.

Lillie regarda autour d'elle, le terrain de sport, maintenant désert, les nuages bas et brumeux, le soir qui tombait.

— Chez Brenda. Je vais passer la nuit là-bas, si elle veut de moi.

Il regarda son œil qui enflait.

— C'est à cause de ça ?

— De ça et de tout le reste. Je ne peux pas rentrer à la maison, Grayson. Je ne peux pas. Il faut que je réfléchisse. Je ne sais pas ce que je vais faire, maintenant. J'ai besoin d'être seule et de réfléchir à tout ça.

— Pourquoi ? Qu'est-ce que tu voudrais faire ? demanda-t-il d'une voix anxieuse.

— Je ne sais pas, répéta-t-elle. Tout ce que je peux te dire, c'est que je ne me suis jamais sentie aussi perdue de toute ma vie.

— Il faut du temps pour arriver à vivre avec ça, répondit-il, mais je crois que tu ferais mieux de rentrer à la maison, pour l'instant.

— Ne t'inquiète pas pour moi, Grayson. Va te changer maintenant. Il ne m'arrivera rien.

Grayson la regarda, les yeux plissés.

— Tu n'en parleras pas à tante Brenda, hein ? demanda-t-il.

— Je ne dirai rien à personne, ce soir, tu peux me croire. Je vais chez elle pour être seule. Pour pouvoir respirer.

Sa réponse sembla le rassurer.

— Ecoute, m'man, j'ai beaucoup réfléchi, moi aussi, lui dit-il. Et je regrette vraiment ce qui s'est passé.

— Je sais, dit-elle.

— Mais il est trop tard pour remuer tout ça en public. Cela ferait du mal à tout le monde.

— Ç'a déjà fait du mal à tout le monde.

— Oui, mais maintenant nous devons penser à l'avenir. Que gagnerions-nous à revenir sur le passé ?

— Il faut que je m'en aille, Grayson, soupira-t-elle. Dis à ton père où je suis, s'il te plaît.

Elle n'attendit pas sa réponse. Elle avait besoin de s'éloigner de lui. De tout cela. Elle se sentait vidée. Elle avait cru que le meurtre de Michèle était le pire des cauchemars. Elle sourit amèrement de sa naïveté. Il lui semblait maintenant que la mort de sa fille n'était que le début de l'horreur. Que tout ce qui avait maintenu son monde en place s'écroulait.

Elle marcha à pas lourds vers le parking. Arrivée à sa voiture elle se retourna, regarda derrière elle. Son fils était toujours là, dans l'ombre du crépuscule, debout jambes écartées, les poings serrés, les yeux braqués sur elle. Sa silhouette carrée se découpait contre le ciel gris comme une grande sculpture, image trop idéale d'un homme.

20

Dans la triste grisaille de la soirée, les bâtiments mal éclairés de l'école militaire s'élevaient comme une forteresse construite à flanc de colline. Jordan passa devant un panneau indiquant que la Sentinelle avait été fondée en 1887, et remonta la route jusqu'à l'allée qui menait au parking, sur le côté de la cour d'honneur.

Il était presque sept heures, le voyage l'avait épuisé, mais il voulait accomplir sa mission immédiatement. Il se sentait mal à l'aise et anxieux à l'idée de cette confrontation, aussi valait-il mieux en finir le plus vite possible. Il y avait un drapeau américain et un canon de la Première Guerre mondiale au milieu de l'îlot de verdure qui s'étendait devant le bâtiment central, où Jordan pensait qu'il trouverait le directeur. Il croisa deux cadets en uniforme qui marchaient à grands pas, tête baissée, et le vent soulevait les feuilles mortes sur la pelouse, mais en dehors de ça, tout était silencieux. Il grimpa les marches du perron, entra et regarda autour de lui.

Malgré le manque d'éclairage, les boiseries d'acajou luisaient comme les chaussures d'un officier. Le hall était désert. Jordan suivit une flèche indiquant le bureau du commandant et fut soulagé de voir de la lumière briller derrière la porte. Il n'y avait pas de réceptionniste dans l'antichambre. Des plaques commémoratives et des étagères remplies de livres d'histoire militaire et d'albums de la Sentinelle des années 30 couvraient les murs. Sur la porte entrouverte une plaque annonçait : colonel james Preavette. Il frappa. Une voix bourrue lui répondit d'entrer et quand il s'avança, il vit un homme sec, à la peau tannée parles intempéries, qui portait une chemise à manches courtes et des lunettes dont la monture argentée avait exactement les mêmes reflets que ses cheveux gris coiffés en arrière. Lorsqu'il releva la tête, une lueur dansa sur ses verres.

— Désolé de vous déranger, colonel Preavette, dit Jordan.

— Aucun problème, entrez. J'essaie seulement de rattraper le retard accumulé dans nos paperasses.

Tout en se présentant, Jordan sourit intérieurement. A l'exception de deux dossiers soigneusement fermés et d'un cadre contenant une photo de famille, rien ne traînait sur le bureau du colonel.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda Preavette.

— Je suis venu voir un de vos élèves.

Le colonel fronça les sourcils.

— Je regrette, mais il vous faudra attendre demain. Les cadets n'ont le droit de recevoir des visites que le dimanche. Etes-vous un membre de sa famille ?

Jordan hésita.

— Un ami de sa famille, colonel, répondit-il. Il s'agit d'une chose importante. Je vous serais reconnaissant de me laisser lui parler dès ce soir.

— Quelqu'un de malade, un accident ? demanda le colonel d'une voix sévère.

Jordan se sentit comme un soldat rappelé à l'ordre. Il n'essaya pas de mentir.

— Non. Mais cela pourrait me permettre de résoudre un sérieux problème. Je crois que ce garçon est en possession d'informations concernant un crime grave...

— Vous êtes de la police ?

— Non, colonel, reconnut Jordan, soudain conscient de sa tenue, de ses cheveux longs, et de sa veste de sport encore imprégnée du parfum de Lillie.

— Le règlement et la discipline sont ce qui permet à notre institution de vivre, monsieur Hill. L'exemple que nous donnons aux cadets est fondamental. Il y a non loin d'ici un motel très agréable où descendent les familles qui viennent rendre visite à nos élèves. Revenez demain.

Jordan comprit qu'insister ne servirait à rien, car il ne pouvait offrir au colonel aucune explication. Il regretta un instant de ne pas avoir pensé à contourner les voies officielles.

— A quelle heure ? demanda-t-il d'un ton froid.

— A partir de neuf heures. Lequel de nos cadets voulez-vous voir ?

Tiens, tiens, se dit Jordan, aurais-je éveillé sa curiosité en parlant de crime ?

— Il s'agit de Tyler Ansley, colonel.

Les sourcils de Preavette se rejoignirent derrière les montures argentées. Il prit le paquet de Camel qui était sur son bureau, en sortit une cigarette d'un geste sec. Jordan attendit patiemment qu'il l'ait allumée. Le colonel hocha la tête.

— Je savais qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas, chez ce garçon. Je reconnais à des kilomètres ceux qui se sont mis dans de mauvais draps.

Jordan ne répondit pas. Si le colonel voulait en savoir plus, il devrait faire une entorse au règlement. Preavette comprit immédiatement les termes silencieux du contrat et prit le temps d'y réfléchir. Puis il hocha de nouveau la tête.

— Revenez demain, monsieur Hill.

Jordan le remercia brièvement et sortit. De retour dans la cour, il regarda, furieux, les murs des bâtiments qui l'entouraient. L'un d'eux abritait peut-être l'assassin de sa fille. Mais s'il tentait de découvrir lequel sans l'autorisation du colonel, il se ferait mettre à la porte et perdrait toute chance de revenir le lendemain.

La fatigue s'abattit sur lui d'un seul coup. L'idée d'aller se reposer au motel lui parut soudain tentante. Il avait du mal à croire que le matin même il était encore dans sa maison des montagnes. Il lui semblait que c'était un mois tout entier — et non moins de vingt-quatre heures — qui s'était écoulé depuis qu'il avait appelé Lillie puis décidé de descendre dans le Sud.

Résigné, il reprit sa voiture et suivit la route jusqu'au motel. On lui donna une chambre dont la moquette turquoise jurait avec le couvre-lit à carreaux marron. Il sortit sa trousse de toilette et alla dans la salle de bains, où il resta un long moment à contempler dans le miroir son visage hagard.

Il ne souhaitait plus que dormir. Mais il se dit qu'il ferait mieux d'aller manger quelque chose avant que le restaurant ne ferme. Tout en se dirigeant vers la grande salle, il repensa à son entrevue avec le colonel. Le vieil officier n'avait pas paru surpris d'apprendre que c'était Tyler qu'il cherchait. Cela avait au contraire semblé confirmer ses propres soupçons. Et merde ! se dit Jordan. On verra ça demain. En attendant il n'y avait rien à faire. Dès neuf heures il irait voir Tyler et apprendrait ce qu'il voulait savoir.

Il poussa une porte à double battant et passa dans le hall du restaurant. Il entendit, venant du bar, le son assourdi d'un orchestre de country et se demanda si les musiciens jouaient devant une salle vide. Il n'avait vu que quelques voitures dans le parking.

Il alla s'asseoir à un coin de table sur une chaise en bois à haut dossier et regarda autour de lui. Il y avait très peu de monde, des jeunes parents apparemment épuisés, avec leur bébé, deux autres couples, d'âge moyen, qui finissaient leurs cafés et riaient des plaisanteries lancées par les hommes aux serveuses. Deux tables plus loin, un homme et une femme plus âgés étudiaient le menu en discutant gravement. Quand la serveuse s'approcha de leur table, Jordan comprit à leur conversation qu'il s'agissait d'une soirée spéciale pour le troisième âge. Pour trois dollars et un coupon découpé dans le journal local, ils pouvaient commander le menu fixe, poisson frit et macaronis.

La serveuse s'excusa poliment et vint près de Jordan. Il lui demanda un Jack Daniels avec de la glace et un steak. Tandis qu'elle s'éloignait pour apporter sa commande en cuisine, la vieille dame la rappela, le visage plissé par un sourire timide.

— J'aimerais aussi une soupe à la tomate, ce soir, lui dit-elle.

— C'est en supplément, répondit la serveuse.

La vieille dame regarda son mari d'un air inquiet et fronça les sourcils.

— Elle n'est pas au menu, d'habitude ? demanda le vieil homme.

— Quelquefois, mais pas cette semaine, dit la serveuse. Ça fera un dollar de plus.

Et ils ne peuvent pas se le permettre, pensa Jordan.

Le vieil homme releva la tête d'un geste fier.

— Apportez à ma femme une assiette de soupe, dit-

il.

Mais la femme secoua la tête.

— Non, chéri, non. Finalement je n'en veux pas. Je mange toujours trop quand nous venons ici. Si je prends de la soupe, je n'aurai plus faim pour le dessert.

— Tu es sûre ? demanda le mari, l'air soulagé.

— Certaine, répondit-elle.

Jordan se beurra une tartine et fit semblant de ne pas avoir écouté. Il ne voulait pas que le vieil homme lise de la pitié dans ses yeux. Tu lui as probablement promis la lune, autrefois, pensa-t-il. Et voilà où tu en es. Tu ne peux même pas lui offrir une assiette de soupe. Il regarda d'un air coupable le verre de bourbon que la serveuse déposait devant lui. Puis il entendit la vieille dame rire et quand il les regarda, il la vit donner une petite tape sur le bras maigre de son mari, comme pour le gronder gentiment d'une plaisanterie osée.

Jordan buvait à petites gorgées, pensif. Et voilà, se dit-il. Tu les plains parce qu'ils sont pauvres. Mais ils vont rentrer ensemble, heureux de leur soirée en ville. Ils s'assiéront à la table de leur cuisine, parleront de leurs petits-enfants et s'endormiront côte à côte dans leur grand lit.

La serveuse lui apporta son steak. Il n'avait pas très faim ; pourtant, il se força à manger. Lorsqu'il quitta la salle, l'orchestre swinguait toujours. Un des couples d'âge moyen qu'il avait vus à table sortit après un bref séjour au bar. En temps ordinaire, il y serait peut-être allé boire un verre, histoire de passer le temps, mais ce soir il n'avait pas envie d'assister aux tristes efforts d'un orchestre local. Il savait qu'ils joueraient le mieux possible, en rêvant de quitter Beauville et la Caroline du Nord pour devenir célèbres. Il connaissait trop bien ce genre de rêves.

Il retourna dans sa chambre. Le vide qu'il y trouva lui rappela son appartement new-yorkais. Où personne ne l'attendait jamais, même pas un chien. Il avait pensé quelquefois à en acheter un, mais avait toujours préféré éviter cette responsabilité. Comme un nouveau mariage. L'idée en elle-même ne lui déplaisait pas, mais faire de la place dans sa vie pour quelqu'un d'autre ne lui paraissait pas en valoir la chandelle.

C'était un sujet que Michèle remettait tout le temps sur le tapis quand elle venait le voir. Chaque fois, elle lui demandait pourquoi il ne se remariait pas. Et en ces rares occasions où il avait invité une amie à se joindre à eux pour aller dans un restaurant de Chinatown ou au cinéma, Michèle n'avait pas arrêté de couvrir de compliments la pauvre jeune femme, puis, quand ils étaient rentrés, elle avait posé à son père d'innombrables questions sur son amie. Jordan sourit à ces souvenirs. Il lui semblait parfois que c'était elle l'adulte, et lui, l'adolescent troublé. Elle avait alors ce regard de ceux qui connaissent la vie et lui assurait qu'un jour il trouverait celle qu'il lui fallait. « Pourquoi tiens-tu tant à me marier ? » lui avait-il demandé un jour. « Parce que je n'aime pas te savoir seul quand je ne suis pas là », avait-elle répondu.

Le sourire de Jordan s'évanouit, il sentit des larmes lui piquer les yeux.

— Je ne peux pas penser à elle, dit-il à haute voix dans le vide.

Il alluma la télévision et passa d'une chaîne à l'autre. Puis il éteignit. Il était épuisé, mais ne tenait pas en place. Il avait été pratiquement toute la journée sur la route. De sa maison des montagnes à Kennedy Airport, de Nashville à Felton, et de là jusqu'à la Sentinelle. Il comprit qu'il avait usé toute son énergie et ne tenait que sur les nerfs. Mais il savait qu'il dormirait mal, hanté par l'idée du face à face qui l'attendait le lendemain.

Il regarda le téléphone et pensa à Lillie. Elle devait être en train de dîner avec Pink et Grayson, de chercher à s'occuper en attendant qu'il lui donne des nouvelles. Il n'avait aucune raison de ne pas l'appeler. Assis au bord du lit, les yeux fixés sur le téléphone, il la revit telle qu'il l'avait vue le matin même, ses cheveux mouillés et frisés par la pluie, emmitouflée dans la veste de sport qu'il lui avait prêtée. Il s'était toujours étonné de la trouver aussi préservée. Comme si la vie ne l'avait pas blessée.

En y repensant, il ne comprenait pas comment il avait pu décider aussi facilement de les quitter, autrefois. Un agent de Nashville avait remarqué une photo de lui, il lui avait demandé de chanter et lui avait trouvé une audition pour une comédie musicale qui passait à New York. L'amour, c'était bien joli, mais aussi bien banal, à côté d'une telle occasion.

Il s'était dit qu'il fallait partir. Tout simplement partir, trancher dans le vif, souffrir une bonne fois pour toutes, s'il ne voulait pas passer sa vie à regretter de ne pas l'avoir fait. Il était allé à New York, avait décroché le rôle et très vite s'était retrouvé en Californie pour tourner des séries télévisées. Pourtant la douleur, car il avait souffert, avait résisté au temps. Il avait essayé d'autres femmes, mais avec elles il se sentait vide. La nuit, il rêvait de Lillie et de son bébé. Et malgré le soleil californien, il se réveillait avec la sensation d'être étouffé par un épais brouillard. Un matin, après une nuit particulièrement angoissée, il avait compris ce qu'il voulait : une seconde chance.

Une fois l'idée énoncée, il lui avait semblé que telle avait toujours été son intention. Il passa en revue les sessions de tournage, organisa son retour au bercail et commença à imaginer leurs retrouvailles. Il ne pensait plus qu'à ça, et à la façon dont il allait veiller sur elles désormais. Et trois semaines plus tard, exactement deux jours avant la date prévue pour son départ, une lettre de sa mère était arrivée, lui apprenant que Lillie s'était remariée. Qu'elle était désormais la femme de Pink Burdette.

Jordan décrocha et attendit un instant. Bientôt, se dit-il, tu n'auras plus aucune raison de l'appeler. Michèle n'est plus là. L'affaire sera réglée, et nous nous retrouverons à des milliers de kilomètres l'un de l'autre, sans rien à partager. Sans plus rien à nous dire. Ce soir, au moins avait-il encore une raison valable de l'appeler. Il appuya sur la touche de la liste extérieure, fit le numéro.

Pink répondit dès la première sonnerie.

— C'est Jordan, Pink.

— Qu'est-ce que tu veux ?

Il se demanda si Lillie lui avait reparlé de Tyler et si elle l'avait mis au courant de son départ pour la Sentinelle. Oui, certainement. Mais de toute évidence, Pink n'était pas d'humeur à en discuter avec lui.

— Heu... Je peux parler à Lillie ?

— Elle n'est pas là, répondit Pink, sans plus d'explications.

— Bon, tant pis. Dis-lui que j'ai appelé, s'il te plaît.

Pink resta un instant silencieux, comme s'il hésitait,

mais finalement il se contenta de répondre :

— D'accord, au revoir.

— Au revoir.

Jordan raccrocha. Sans savoir pourquoi, il était heureux qu'elle n'ait pas été là. C'était peut-être idiot, mais c'était exactement ce qu'il ressentait. Une idée invraisemblable lui passa par l'esprit. Peut-être était-elle partie le rejoindre. Il regarda la porte, comme s'il s'attendait à l'entendre frapper d'une minute à l'autre. Puis il secoua la tête, étonné lui-même de sa folle imagination.

Alors il se leva et ralluma la télévision.

Si Brenda Daniels n'avait jamais épousé un homme pour son argent, elle avait toujours fait en sorte de recevoir la juste compensation financière de tous ses chagrins d'amour qui s'étaient soldés par un divorce. C'est ainsi qu'elle possédait à trente-quatre ans une des plus somptueuses maisons du comté de Cress.

Tandis que sa Lincoln avançait en ronronnant dans l'allée bordée d'arbres qui menait au garage, elle éprouva le plaisir qu'elle avait toujours à retrouver l'élégante demeure de stuc blanc et sa façade à colonnes. Elle avait passé la journée à Nashville, à l'hôtel Opryland, où se tenait le Salon des gourmets, et avait pensé appeler son guitariste marié pour une petite séance de jambes en l'air, mais au dernier moment, elle avait opté pour une confortable soirée chez elle.

Elle savait que les commères de la ville la traitaient de femme légère, mais elle était certaine que beaucoup lui enviaient sa liberté et sa belle maison. Elles eussent été surprises d'apprendre quelle vie calme elle menait la plupart du temps. Ce n'était pas qu'elle manquât de soupirants. Elle était toujours aussi jolie qu'elle avait pu l'être. Et si elle le voulait, elle pouvait s'installer d'un jour à l'autre dans une de ces résidences avec piscine, club de tennis et facilités d'accès aux meilleurs restaurants et bars de la ville, résidences qui faisaient maintenant ressembler les alentours de Nashville à la ceinture de Las Vegas. Mais elle aimait sa maison, sa campagne, et n'avait pas pour l'instant l'intention de se remettre sur les rangs des femmes à épouser.

L'envie qui la prenait par moments de fonder une famille, comme tout le monde, ne durait jamais très longtemps. Une fois marié, un homme devenait très vite popote, et avant qu'on ait eu le temps de s'apercevoir de ce qui se passait, il laissait tout traîner derrière lui, buvait trop, et refusait de vous emmener dîner dehors. Elle ne pouvait supporter le désordre et la saleté, les cendriers pleins et les ronds que laissaient les verres sur le vernis de ses meubles importés de France. Elle se croyait compréhensive, mais les mauvaises habitudes de la gent masculine lui donnaient souvent la nausée. Les chaussettes sales enfoncées dans les chaussures et les paquets de cigarettes vides glissés entre les sièges en cuir de la voiture l'exaspéraient. Elle aimait que les choses soient faites d'une certaine manière et les hommes ne semblaient jamais arriver à le comprendre.

Malgré tout, cette soirée s'annonçait bien solitaire, et elle fut ravie de voir la voiture de Lillie garée dans son allée. Elle appuya sur la commande à distance qui ouvrait la porte du garage et arrêta la Lincoln à côté du van dont elles se servaient pour leurs livraisons. Elle avait depuis longtemps confié une clé à Lillie et savait qu'elle l'attendait à l'intérieur. Elle sortit ses paquets du coffre en se réjouissant à l'idée de montrer ses emplettes à quelqu'un qui s'y connaissait, ouvrit et appela Lillie, mais aucune réponse ne vint troubler le silence de la maison. Elle posa ses courses sur le bar de la cuisine et regarda autour d'elle. Sa femme de ménage veillait chaque jour à tout laisser absolument impeccable. La tasse qui séchait à côté de l'évier et la goutte de liquide brun qui tachait la surface du bar étaient autant de traces du passage de Lillie. Sur la table en marbre un magazine était posé à côté de la pile où il aurait dû être rangé. Lillie avait lu en prenant son thé. Brenda alla dans la salle de bains, vit qu'une des serviettes de toilette avait servi. Dans la chambre d'ami, une lampe de chevet en porcelaine de Chine était allumée. Brenda passa la main sur le lit, d'un geste automatique, et repartit vers l'autre côté de la maison. Il n'y avait personne dans le bureau. La télévision était éteinte. Elle ressortit et remarqua alors qu'une des lumières extérieures brillait à l'arrière de la maison.

Il fait trop froid pour rester dans le patio, pensa-t-elle. Pourtant, quand elle s'approcha de la baie vitrée pour regarder dehors, elle aperçut une forme recroquevillée sur le banc de fer forgé blanc. Elle ouvrit et sortit.

— Lillie ?

Lillie releva la tête et se retourna, son petit visage pointu caché dans l'ombre.

— Qu'est-ce que tu fais dehors, ma chérie ? demanda Brenda. On n'est plus en été, voyons. Il y a longtemps que tu es là ?

— Quelques heures, dit Lillie. J'ai besoin de ton aide, Brenda.

La voix de Lillie tremblait, Brenda comprit tout de suite que c'était grave. Malgré la nuit, elle savait que les yeux de son amie étaient pleins de larmes.

— Tu sais bien que tu peux tout me demander, ma chérie. Qu'est-ce qui se passe ? Je croyais que ça allait mieux ?

— Je voudrais rester ici quelque temps, dit Lillie.

— Oh, souffla Brenda, bien sûr.

Elle s'était toujours doutée que le mariage de Lillie n'était pas aussi heureux que cette dernière aurait voulu le laisser croire, mais c'était la première fois qu'elle voyait Lillie claquer la porte, ne fût-ce que le temps d'une soirée.

— Qu'est-ce qu'il a fait ?

— C'est l'autre chose que je dois te demander, Brenda, répondit Lillie, fouillant des yeux l'ombre de la cour. Je t'en prie, ne me pose pas de questions. Je ne peux rien te dire, ce soir. Je ne peux pas en parler. Pas avant de savoir...

— Comme tu voudras, dit Brenda en essayant sans succès de ne pas paraître offensée.

Elle s'avança vers un des fauteuils, et frissonna en sentant à travers le tissu de ses vêtements le fer humide et froid.

— Ça fait des semaines que j'ai rentré les coussins, dit-elle. Il faudra que je te montre où ils sont au cas où tu voudrais t'asseoir dehors pendant ton séjour.

— Tout ce que je peux te dire, Brenda, c'est que j'ai l'impression que ma vie s'écroule. Tu ne peux pas savoir comme j'aimerais pouvoir en parler avec toi.

— Mais tu n'as pas assez confiance...

— Oh Brenda !

. — Excuse-moi, je suis injuste, reconnut Brenda.

— Si tu ne veux pas de moi, je peux aller dans un motel.

— Ça va pas, non ? Tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux.

— Je savais que je pouvais compter sur toi.

— Oui, bien sûr que tu peux, dit Brenda. Et quand tu auras envie de me raconter... Après tout, tu sais tout ce par quoi je suis passée avec les hommes, et ce n'était pas toujours très joli.

Lillie secoua la tête.

— Je ne peux pas.

— Bon, bon, dit Brenda en se levant. Mais rentrons. Il fait trop froid, ici. Tu vas attraper la crève.

— Je suis bien, dit Lillie.

— Allez viens, insista Brenda. Tu ne veux quand même pas rester là toute la nuit, non ? J'ai envie de te montrer ce que j'ai acheté au Salon des gourmets. Il faudrait que tu voies cet hôtel. C'est immense ! Je me suis perdue deux fois. Vraiment, je ne savais plus où j'étais.

Lillie se leva à son tour et suivit d'un pas engourdi Brenda dans la cuisine dont le carrelage importé était peint à la main.

— Je boirais bien quelque chose, annonça Brenda en se dirigeant vers le bar pour prendre la bouteille de Southern Comfort. Fouille dans les sacs, pendant que je nous sers. Qu'est-ce que tu veux ?

Quand Lillie releva la tête pour répondre : « Rien », Brenda aperçut en pleine lumière son visage tuméfié. Elle reposa brutalement la bouteille sur le comptoir et regarda son amie ébahie.

Lillie soutint un instant son regard sans comprendre, puis porta la main à sa joue.

— Bon sang, mais qu'est-ce qu'il t'a fait ? demanda Brenda en contournant le bar pour venir vers elle.

Lillie recula.

— Le salaud ! s'exclama Brenda. Laisse-moi voir.

Lillie baissa le bras et découvrit sa pommette marbrée de bleu et son œil enflé.

— Je comprends que tu sois partie, dit Brenda. Tu as mis de la glace ?

Lillie secoua la tête mollement.

— Ecoute, Lillie, rien ne peut excuser ça. Je ne veux même pas savoir pourquoi vous vous êtes disputés ! C'est trop facile !

— Je sais, dit Lillie.

— Non, mais je te jure !

Brenda remplit son verre de glace, se versa une bonne rasade de bourbon, ajouta un zeste de citron et but une gorgée.

— Divorce. Crois-moi, Lillie, quand ils commencent à faire ça, on ne sait jamais où ça va s'arrêter. Il y a toujours une prochaine fois.

— Il n'y en aura pas, dit Lillie.

— Je l'espère bien. Quel salaud ! Je ne l'ai jamais aimé, Lillie. Je regretterai peut-être un jour de t'avoir dit ça, mais tant pis. Je sais qu'il a été un bon père pour tes enfants, qu'il s'est occupé de vous et tout et tout. Mais regarde comme il t'a amochée, aujourd'hui !

Lillie se dirigea vers le miroir accroché derrière le bar et passa doucement sa main sur sa joue. Elle inspecta son visage, impassible, comme s'il s'était agi de celui de quelqu'un d'autre. A ce moment-là la sonnerie de la porte retentit. Les deux femmes sursautèrent, se regardèrent.

— C'est sûrement Pink, dit Lillie calmement. Peux-tu le renvoyer ? Je ne veux ni le voir ni lui parler.

Brenda reposa son verre sur le comptoir d'un geste brusque et jeta vers la porte un regard plein de furie vengeresse.

— Le renvoyer ? Tu vas voir, oui !

Elle ouvrit un buffet de chêne ancien et fouilla une minute, puis sortit un Smith et Wesson, calibre 38.

— Brenda ! cria Lillie. Mais qu'est-ce que tu fais ?

— Je vais le virer d'ici !

— Il est chargé ?

— Heureusement, encore, dit Brenda. Crois-moi, ce genre de joujou est très utile quand on vit seule dans une grande maison.

— Range-le, supplia Lillie.

— Il va nous falloir t'en trouver un, fit Brenda comme si elle ne l'avait pas entendue.

Elle se dirigea vers l'entrée, le menton relevé, tenant le revolver dans sa petite main soignée et baguée de diamants, aussi naturellement qu'un vieux desperado.

Leur visiteur tapait maintenant contre la porte avec insistance, un bruit que Brenda connaissait bien. Le mari furieux. Eh bien, je vais le calmer, se dit-elle. Elle arriva dans le hall, appuya sur un interrupteur, inondant de lumière le devant de la maison, et ouvrit la porte, le canon baissé.

Quand Pink vit le revolver, il fit un bond en arrière.

Brenda le regarda d'un air glacial.

— Elle ne veut pas te voir.

— Il faut que je lui parle, insista Pink en jetant un coup d'œil inquiet au Smith et Wesson. Ça ne peut pas attendre.

— Va te faire voir, Pink.

— Ça suffit, Brenda. Baisse cette arme et laisse-moi passer.

— Pour que tu la battes encore ?

Le visage de Pink se renfrogna, mais une expression penaude passa dans ses yeux.

— Mêle-toi de ce qui te regarde, Brenda, et écarte-toi de mon chemin.

— N'avance pas, Pink. Je vais tirer.

D'un air exaspéré, Pink regarda tour à tour le revolver et le visage décidé de Brenda.

— Tu en serais bien capable. Et tu ne serais même pas condamnée.

— Je compte jusqu'à trois, dit Brenda.

— Tout le monde sait que tu hais les hommes.

— Surtout ceux qui battent leur femme, répliqua Brenda. Un...

— Je veux voir Lillie ! cria Pink.

— Va-t'en, gronda Lillie en s'avançant.

— Lillie ! cria Pink tout en descendant à reculons entre les colonnes blanches que les lampes illuminaient. Viens, Lillie !

Brenda le suivit, le canon braqué. Pink murmura quelque chose qu'elle ne comprit pas et se dirigea vers l'Oldsmobile qu'il avait garée près de l'épaisse pelouse qui s'étendait devant la maison.

— Et ne reviens pas, lança Brenda.

Ses talons claquèrent sur les marches et elle referma la porte derrière elle d'un geste rageur. Elle se retourna vers Lillie qui s'agrippait à une commode ancienne sur laquelle était posé le téléphone.

— Je crois qu'il a compris.

— Merci, dit Lillie avec un petit sourire amer.

Brenda souffla dans le canon du revolver comme si

elle avait tiré, et sourit, elle, de toutes ses dents.

— Je me suis bien amusée.

— Tu devrais faire plus attention à ces trucs-là, dit Lillie. Range-le maintenant, je t'en prie.

— Tu devrais le prendre, au cas où Pink chercherait à recommencer. Tu sais t'en servir ?

— Bien sûr. Mais je n'en veux pas. Je n'ai pas peur de Pink.

Brenda fronça les sourcils et fixa la joue tuméfiée de Lillie d'un air insistant.

— Peut-être le devrais-tu.

— Si tu savais, Brenda, dit Lillie. C'est le cadet de mes soucis.

— Bon sang, Lillie, pourquoi ne m'expliques-tu pas ?

— Il faut d'abord que je mette un peu d'ordre dans ma tête. Que je comprenne ce qui n'allait pas dans notre vie et ce qu'il faut faire.

— Bon. J'espère que ça ne prendra pas toute la nuit. Il faut aussi que tu dormes.

— Une nuit n'y suffirait sûrement pas.

— Alors, va te coucher. Et essaie de te reposer un peu.

— Oui, dit Lillie.

Brenda se mordit la lèvre et regarda d'un air furieux la silhouette fragile de Lillie qui s'éloignait dans le couloir.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit...

— Ne t'inquiète pas pour moi, dit Lillie en se retournant.

Brenda tapota du bout de ses ongles vernis sur le dessus de la commode et regarda Lillie disparaître dans la chambre d'ami. Puis elle baissa les yeux vers le revolver qu'elle tenait encore à la main et le soupesa pensivement. Après avoir relevé la tête d'un air décidé, elle retourna dans la cuisine où Lillie avait laissé le grand cartable en cuir qui lui servait de sac. Elle s'assura que le cran de sûreté était bien mis, puis glissa le Smith et Wesson dans le sac. Tu es trop confiante, Lillie, se dit-elle. Une fois qu'ils ont fait le premier pas vers la violence, ils y prennent vite goût. Et ils recommencent toujours. Elle referma la fermeture à glissière et partit dans sa chambre, soulagée de ce qu'aucun homme ne laisserait s'amonceler des serviettes humides dans sa salle de bains ce soir-là.

22

Depuis sa plus tendre enfance, Lillie avait toujours aimé les cloches du dimanche matin qui faisaient résonner à travers la ville leur hymne ancestral. Cela lui avait toujours donné l'impression qu'elle vivait dans l'endroit le plus paisible, le plus protégé du monde. Mais elle s'était tournée et retournée dans le lit d'ami de Brenda jusqu'à l'aube, et ce jour-là l'appel des cloches la réveilla en sursaut.

Elle se leva, se lava, s'habilla avec des gestes d'automate. Une fois dans le couloir, elle jeta un coup d'oeil dans la chambre Marie-Antoinette aux teintes crème de son amie, et vit que Brenda dormait profondément. Elle était allongée immobile, les yeux cachés par un masque noir. Lillie aurait tant voulu, elle aussi, arrêter le jour qui arrivait. Mais elle ne pouvait qu'y faire face.

Elle avait longuement réfléchi. A son mariage, à ses enfants, à la situation impossible dans laquelle elle se retrouvait. Et quand le premier rayon de soleil avait éclairé la chambre, elle s'était sentie fiévreuse. Elle savait maintenant qu'elle n'avait qu'une chose à faire, et qu'elle devait la faire immédiatement. Elle alla dans la cuisine, mit son manteau, prit son sac à bandoulière. Il lui sembla peser lourdement sur son épaule et elle se dit qu'elle était à bout de forces. Puis elle ramassa ses clés sur le comptoir, regarda une dernière fois autour d'elle et sortit.

C'était un matin frais et humide, les arbres nus semblaient frissonner sous la brise, l'air était clair et seuls quelques chants d'oiseaux troublaient le silence. Quand elle s'avança dans l'allée vers sa voiture, elle vit l'Oldsmobile noire garée devant la maison. Pink était écroulé sur le volant, le visage entre les bras.

Lillie hésita un instant, avec la vague sensation qu'elle aurait dû lui parler, mais la douleur cuisante de sa joue lui rappela qu'elle ne le voulait pas. Arrivée à sa voiture, elle ouvrit la portière le plus doucement possible, espérant qu'il ne l'entendrait pas. Mais Pink se redressa brusquement, comme si ce simple chuintement avait résonné à ses oreilles tel un coup de feu. Il la regarda et vint vers elle.

— Lillie ! Attends !

— Chut ! dit Lillie. Brenda dort encore.

— Il faut que nous parlions, dit Pink.

Il était décoiffé et bouffi d'avoir dormi dans la voiture. Lillie se dit qu'il devait aussi avoir bu.

— Pas maintenant, dit-elle.

— Oh, je t'en prie, ma chérie, murmura-t-il en s'approchant pour la prendre dans ses bras.

Lillie se recroquevilla.

— Ne me touche pas, dit-elle.

— Ecoute, chérie, je veux seulement m'excuser. Je suis désolé. Je ne comprends pas ce qui m'a pris, insista-t-il. Je n'avais jamais fait ça, tu le sais bien.

— Tu crois que c'est une excuse ?

— Non, dit Pink d'un ton sincère. Je sais que j'ai eu tort. Et je te promets que ça n'arrivera plus jamais. Plus

jamais. Ne t'enfuis pas si vite, ma chérie, j'ai des tas de choses à te dire. D'ailleurs, où vas-tu ?

— Je dois voir quelqu'un.

— Alors laisse-moi t'emmener.

— Merci, j'ai ma voiture.

Quand Pink lui prit la main, elle la retira très vite.

— Je ne souhaite qu'une chose, continua-t-il. Que nous soyons réunis de nouveau. Toi, Grayson et moi. Tous les trois. Comme nous devons l'être. Comme Michèle voudrait que nous le soyons.

En l'entendant évoquer sa fille, Lillie se raidit.

— Comment oses-tu ? siffla-t-elle. Ne prononce plus jamais son nom devant moi. Que doit-elle penser de nous, mon Dieu ? Laisse-moi tranquille, Pink.

Pink la regarda ébahi, puis furieux de voir que ses excuses n'avaient pas produit l'effet escompté.

— Je t'ai dit que j'étais désolé.

— J'ai entendu.

— Ce n'est jamais qu'un bleu, après tout. Pour te faire taire. Et maintenant dis-moi où tu vas.

Lillie le regarda les yeux brûlants.

— Je vais voir Royce. Son fils a tué ma fille, tu te souviens ?

— Ecoute, Royce ne peut plus rien faire, maintenant. Nous avons déjà choisi. Pourquoi remuer tout ça ?

— Vous avez choisi. Pas moi. Moi, je n'ai eu droit qu'à des mensonges.

Pink la regarda d'un air incrédule puis tapa du plat de la main sur le capot.

— Rien de ce que je fais n'est jamais assez bien pour toi. J'ai passé ma vie à essayer de te satisfaire, pourquoi ? Pour que tu te retournes maintenant contre moi ? Et contre notre fils ?

— Je ne me retourne pas contre vous, Pink. Vous êtes ma famille... Toi et Grayson, tout ce que j'ai au monde. Mais il s'agit d'un meurtre, Pink. Pas d'une bêtise d'enfant. Vous faites tous comme si rien n'était arrivé, alors que notre fille a été assassinée !

— Tu ne cherches qu'à te venger, dit Pink. Parce que

nous ne t'avons pas demandé ton avis. Tu vas tout crier sur les toits, et c'est exactement pour ça que je ne te l'avais pas dit.

— Tu as raison, Pink, répondit Lillie d'un ton sarcastique. On ne pouvait pas me faire confiance dans un cas comme celui-là. Alors tu as pris tout seul cette décision cruciale et tu m'as menti. En fait, je devrais te dire merci, t'en être reconnaissante !

Pink la fixait, le visage fermé.

— Ne méjugé pas si vite, Lillie. J'ai pensé à Grayson, à son avenir. D fallait bien que quelqu'un y pense. Que crois-tu qu'il deviendrait si tout cela s'apprenait ?

— Je ne sais pas, dit Lillie.

— Non, tu ne sais pas. Et tu t'en fiches. Tu te moques bien de gâcher sa vie pour te venger de Tyler. Même alors que Michèle est morte et que rien ne nous la ramènera. Tu l'as toujours plus aimée que Grayson, voilà tout.

Lillie aurait voulu protester, trouver une réplique cinglante, mais les mots lui manquèrent. Les paroles de Pink lui avaient coupé le souffle, comme un coup de poing dans le ventre. Où était la vérité ? Michèle avait toujours été la plus faible, la plus vulnérable. Celle qui dépendait d'elle. Grayson avait refusé qu'elle l'aide dès qu'il avait su marcher. Et peut-être en avait-elle souffert. Peut-être s'était-elle alors rapprochée encore de celle qui avait besoin d'elle. Mais il était injuste de dire qu'elle l'avait plus aimée. Elle les aimait tous les deux, bien que de manière différente. Ils étaient ses enfants, ses petits. Elle n'avait pas à défendre son amour devant qui que ce fût. Pourtant, les paroles de Pink la faisaient se sentir coupable. Et elle ne voulait pas qu'il le sût.

— Je regrette que tu voies les choses comme ça, Pink, répondit-elle froidement.

Mais quand elle tendit la main vers la poignée, Pink la poussa de côté.

Lillie lui fit face.

— Laisse-moi partir, Pink, gronda-t-elle sourdement.

Il la lâcha et elle s'assit dans la voiture. Tremblante, elle mit le contact. Pink hésita une seconde, puis avança le bras vers les clés. Lillie cria et appuya sur le bouton qui commandait la fermeture de la fenêtre. Pink eut à peine le temps de retirer sa main, mais quand Lillie démarra et passa la marche arrière, elle le vit debout derrière elle.

Elle baissa de nouveau sa fenêtre et passa la tête dehors.

— Sors-toi de là, Pink, cria-t-elle.

— Tu ne peux pas faire ça, répondit-il. Tu ne peux pas t'en aller comme ça et tout détruire.

— Je ne vais rien détruire, lui dit-elle. Je veux seulement parler à Royce Ansley, et tout de suite.

Elle mit la marche arrière, appuya sur l'accélérateur. La voiture recula de quelques centimètres.

— Vas-y, écrase moi ! cria-t-il. Qu'est-ce que tu attends ?

Elle klaxonna, mais il resta là, lui barrant la route de son corps empâté d'homme vieillissant.

Elle le regarda, incrédule.

— Pousse-toi, dit-elle. Je m'en vais.

— Vas-y ! Fonce ! Je m'en fous !

Et elle comprit que c'était vrai. Il ne bougerait pas. Parce qu'il croyait ainsi protéger Grayson, il était prêt à se laisser écraser. Elle sentit son cœur se serrer, sans savoir si c'était de pitié, de dégoût ou bien par sympathie.

Elle mit le levier de vitesse en position « marche » et la voiture bondit en avant. Elle tourna le volant, repassa en marche arrière et dérapa sur la pelouse, arrachant des mottes d'herbes sur son passage. Pink lui cria quelque chose, mais elle remonta sa vitre pour ne pas l'entendre.

Royce Ansley habitait dans une rue tranquille une maison de pierre qu'un ancien combattant de la Première Guerre mondiale avait fait construire sur le modèle d'une ferme française. Tout en se garant, Lillie se rappela à quoi ressemblait du vivant de Lulene cette façade maintenant délabrée. Un rosier grimpait autour de la porte et le jardin n'avait pas son pareil dans tout Felton.

Après la longue maladie et la mort de sa femme, les cheveux bruns de Royce semblaient avoir blanchi en une nuit. Il ne s'était jamais remis de son chagrin. Il s'était marié tard et quand, le temps ayant passé, quelqu'un lui parlait de remariage, il répondait : « J'ai eu ma femme », comme s'il avait voulu dire « ma vie ».

Lillie fit taire la sympathie qu'elle avait toujours ressentie pour lui. Elle alla à la porte, laissa retomber le vieux heurtoir de fer et attendit. Elle entendit des pas, la porte s'ouvrit. Royce Ansley, encore en robe de chambre, posa sur elle des yeux fatigués. Il ne semblait pas surpris de la voir.

— Je pensais bien que c'était toi, lui dit-il. Entre.

Lillie referma la porte et le suivit dans le salon.

— Ça ne t'ennuie pats, si je vais m'habiller ? lui demanda-t-il.

Elle fut tentée de refuser. Une part d'elle-même aurait voulu l'humilier, l'obliger à l'affronter dans cette tenue qui aurait rendu n'importe qui vulnérable. Il n'était pas l'homme qu'elle avait respecté si longtemps. Il avait menti, et contrevenu à la loi. Mais, sans savoir pourquoi, elle décida de se montrer bonne joueuse.

— Vas-y, dit-elle d'un ton sec.

— Merci. En m'attendant, fais comme chez toi.

Lillie hocha la tête et regarda autour d'elle, tandis

que Royce quittait la pièce. Comment se sentir chez soi, dans une telle maison ? se demanda-t-elle. La pièce était propre, parfaitement rangée. Mais les rideaux jaunes semblaient être restés fermés depuis des années. Lillie savait que Royce n'avait rien changé de place, pas même un cendrier, depuis la mort de Lulene. Elle se souvint du jour où elle était venue avec Jordan, quand il jouait dans Notre ville. Lulene leur avait offert du thé et leur avait parlé des spectacles qu'elle avait vus à Broadway. Jordan l'écoutait les yeux brillants, et Lillie n'avait pas su reconnaître le danger que représentait pour elle cette lueur. Elle n'avait ressenti que du plaisir à le voir si apprécié par son professeur, et si heureux de l'être. Lulene attendait Tyler, à cette époque. La maison était aussi impeccable qu'aujourd'hui, mais si gaie, avec les bouquets de fleurs et les porcelaines de Lulene. Lillie ne put s'empêcher de penser à quel point il avait dû être triste pour Tyler de grandir là après la mort de sa mère. Car cette maison n'en était plus une, mais seulement un mausolée.

— Voilà, dit Royce qui revenait en serrant la boucle de sa ceinture. Je suis prêt, Lillie.

. — Est-ce que Pink t'a appelé ? demanda-t-elle sans détour.

— Oui.

Elle comprit qu'il s'était préparé à l'attaque. Eh bien, elle ne le décevrait pas.

— Depuis aussi longtemps que je me souvienne, Royce, j'ai toujours eu pour toi le plus profond respect, la plus haute estime. Si quelqu'un m'avait dit que tu étais capable d'une chose pareille...

Il n'essaya pas de se montrer agressif. Il se laissa tomber dans un fauteuil usé, et regarda la photo de son mariage qui était posée sur une table à côté de lui. Un homme et une femme qui souriaient, plus très jeunes, mais encore innocents.

— Je ne sais pas comment t'expliquer, murmura-t-il.

— Il n'y a rien à expliquer, répondit Lillie. Je ne suis pas venue chercher des explications, et encore moins des excuses. J'en ai jusque-là, des excuses.

Royce la regarda d'un air sombre porter la main à sa gorge. Puis il secoua la tête.

— C'est Pink qui n'a pas voulu que nous t'en parlions. Il a dit que tu serais tellement bouleversée que tu n'arriverais pas à réfléchir calmement. Je n'étais pas d'accord, mais je n'avais rien de mieux à proposer. Ç'a été horrible pour moi de te mentir, Lillie. Je ne te demande pas de comprendre, mais il faut que ça, au moins, tu le croies.

Lillie n'avait pas l'intention de le rassurer.

— Ainsi, dit-elle en ignorant volontairement sa supplique, vous avez, Pink et toi, continué à mentir, et vous êtes pris dans ce sac de nœuds. Ce qui m'intéresse, c'est ce que nous allons faire, maintenant.

Je ne sais pas, dit Royce.

Il se leva et se dirigea vers le coin où était son bureau. Lillie remarqua alors le holster qui y était posé. Son cœur fit un bond dans sa poitrine.

— Royce, non ! s'exclama-t-elle.

Quand il vit ce qu'elle regardait, Royce fronça les sourcils. Puis il tourna vers elle des yeux pleins de tristesse.

— Oh ! Lillie, tu penses que je serais capable de ça ?

— Je ne sais que penser, dit-elle d'une voix calme.

Il prit un cadre qui contenait une photo de Tyler,

l'étudia un moment et se rassit derrière le bureau.

— Comment as-tu pu, Royce ? demanda Lillie. Tu as servi la police toute ta vie. Crois-tu être au-dessus de la loi, maintenant ?

Royce soupira.

— Aimes-tu ton fils, Lillie ?

— Ah non, pas ça ! s'exclama-t-elle exaspérée. Pink m'a déjà servi ce refrain. Bien sûr que je ne veux pas voir mon fils arrêté ou publiquement humilié, Dieu m'en est témoin. Je suis sa mère. Je veux le protéger. Comme tu veux protéger Tyler. Mais il ne s'agit pas d'une vitre brisée, cette fois. Ni d'une voiture volée. Il s'agit d'un meurtre. Ma fille est morte. Alors ne viens pas me débiter la litanie du père qui aime son fils. Nous aimons tous nos enfants. Mais où est leur bien, dans tout cela ? Voilà la question qu'il nous faut résoudre, maintenant.

— Tu te trompes, dit-il. Je ne suis pas certain de cet amour. Je ne sais pas ce qu'un père doit ressentir pour son fils. Quand je pense à Tyler... Je vais être honnête avec toi, Lillie...

— Il serait temps, dit-elle.

— Je ne voulais pas vraiment d'enfant. Je n'ai jamais été très attiré par les enfants. Leurs jeux et tout le reste. Et en plus, j'étais déjà vieux. Mais elle était si heureuse d'avoir Tyler. (Il tendit la main vers sa photo de mariage.) Elle l'a couvé. Je me tenais plutôt à l'écart, le punissais quand il le fallait. Quand il a eu l'âge d'aller à la chasse, de faire du sport, de toutes ces choses que j'aurais pu partager avec lui, ça ne l'a jamais intéressé. Sa mère n'était plus là, et je ne savais pas comment m'y prendre. Il était secret, maussade, révolté. Nous n'avons jamais réussi à nous parler sans nous disputer. Il avait toujours des problèmes, à l'école, partout. Il buvait, je le savais. Et ce n'était pas tout... Il y a un an, de l'argent a commencé à disparaître de mon portefeuille. Je savais qu'il me volait. Je l'ai averti... l'ai menacé... ça n'a servi à rien. Il représentait tout ce que je méprise.

Lillie le regardait, silencieuse. Royce s'appuya contre son dossier et soutint son regard.

— Quand j'ai vu Michèle, cette nuit-là, avec la batte de base-ball... Cette enfant si douce... Et puis je les ai trouvés, eux, et ils m'ont raconté ce qui s'était passé. J'aurais voulu étrangler Tyler de mes propres mains, tu dois me croire, Lillie. Couvrir Tyler était contraire à tout ce que je suis. A tout ce que j'ai toujours pensé, à tout ce que, en moi, j'ai pu croire. Si Pink n'était pas arrivé à ce moment-là... Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Je ne veux pas lui faire porter le poids de mes responsabilités. Mais je peux te dire une chose. Je ne l'ai pas fait pour Tyler. Ni pour moi. Je l'ai fait pour elle. Parce qu'elle l'aimait.

— Je vois, dit Lillie froidement. Et l'histoire s'arrête là, hein ? Tyler part pour la Sentinelle. Quant à Michèle, on n'en parle plus. Et si une autre jeune fille innocente le met un jour en colère ?

— Je crois que la Sentinelle était la meilleure solution. J'espère qu'ils sauront le remettre sur le droit chemin.

Lillie avait du mal à croire qu'elle ressentait ce qu'elle ressentait à cet instant. C'était comme si Michèle était encore vivante, comme si elle avait combattu pour la sauver de nouveau.

— Il a tué ma fille, dit-elle. Il devrait être en prison.

— Jugé, corrigea Royce.

— Oui, d'accord, dit Lillie.

— Œil pour œil, dit Royce.

— Arrêtons ce petit jeu, Royce. J'ai autant à y perdre que toi. Tu crois que c'est facile, pour moi ? Que l'idée de voir mon mari, et mon fils, à la barre d'un tribunal ne me pose pas de problème ? Je ne sais pas quoi faire. Mais comment puis-je laisser Tyler impuni ?

— Voudrais-tu qu'il le paie de sa vie, Lillie ?

— Ne sois pas mélodramatique, Royce. Aucun jury ne condamnera à mort un gamin de dix-sept ans parce qu'il a, en état d'ivresse, tué... je ne veux pas dire accidentellement. Non, ce n'était pas un accident. Mais il n'y avait pas préméditation, et même dans un Etat tel que le Tennessee, il ne risque que la prison. Et je pense qu'il doit aller en prison. L'école militaire n'est pas un châtiment.

— Je sais, dit Royce, mais il y a une chose que toi aussi, tu dois savoir. Si Tyler va en prison, il y sera tué. Par les autres détenus. Ils le tueront parce qu'il est mon fils. Parce que c'est moi qui ai envoyé là-bas beaucoup d'entre eux. Il faudra le mettre en isolement, tout le temps, mais cela ne servira à rien. Les autres finiront par l'avoir. Ils ont des tas de façons d'y arriver.

Lillie s'agrippa aux bras de son fauteuil.

— Voilà pourquoi j'ai accepté de me taire, dit Royce. Parce que je savais qu'il mourrait, en prison, et que ce serait à cause de moi. Tu penses peut-être qu'il mérite la mort, mais moi, je ne pouvais pas condamner à mort mon propre fils.

C'est injuste, pensa Lillie. Je ne veux pas entendre ça. Mais elle savait que Royce lui disait la vérité.

— Tu comprends, maintenant ? demanda Royce.

Oui, elle comprenait. Elle tenait entre ses mains la

vie de Tyler. Et c'était ça qu'elle trouvait injuste, qu'elle voulait refuser.

— Lillie, reprit Royce, je ne sais pas ce qu'il aurait fallu faire. Mais je te demande d'avoir pitié de mon fils, d'épargner sa vie, bien qu'il n'ait pas épargné celle de ta fille et que tu n'aies aucune raison d'avoir pitié de lui.

— Peut-être qu'ils ne l'enverraient pas en prison, insista faiblement Lillie.

— Pour quelle raison ? Nous sommes dans le Tennessee, ne l'oublie pas. Un Etat où on prend vingt ans pour possession de marijuana. Et il mérite la prison, tu l'as dit toi-même. N'importe qui serait d'accord. Malheureusement, toi, tu dois décider s'il mérite ou non la mort.

Lillie leva les yeux.

— Tu connais mon choix, reprit Royce. Mais encore une fois, il est, malgré tout, la chair de ma chair.

Elle regarda les cheveux gris du shérif et se sentit envahie par une vague d'impuissance. Ce n'était pas juste de devoir porter seule une telle responsabilité. Envoyer un jeune homme en prison était une chose, le condamner à mort en était une autre. D'autant qu'elle briserait en même temps sa propre famille. Dieu savait ce qu'il adviendrait de Grayson et de Pink, si elle parlait. Peut-être se retrouveraient-ils eux aussi en prison. Ils avaient menti. Ils avaient couvert un crime. Grayson avait seize ans. Il était juste assez vieux pour relever de la justice. Elle ne pouvait pas supporter l'idée de le voir passer par tout cela. Et pour quelle raison ? Parce qu'il avait à sa manière voulu protéger la mémoire de sa sœur ?

Mais elle, Michèle ? Qui prendrait son parti, si ce n'était sa propre mère ? Ce meurtre pouvait-il devenir une affaire classée, et rester impuni, comme si elle n'avait été qu'un animal écrasé par une voiture sur l'autoroute ? Oh ! ma petite fille, appela-t-elle dans le secret de son cœur, que veux-tu que je fasse ?

Alors elle se souvint de Michèle, portant le brassard de ceux qui manifestaient contre la peine capitale. Une âme sensible, disait Pink. Lillie ne l'avait jamais prise trop au sérieux. Michèle était jeune et privilégiée, que savait-elle des criminels et des assassins, et de leurs victimes qui criaient vengeance ? Pourtant, en y repensant, elle se dit que Michèle avait compris très jeune le sens de la peine de mort. D'hôpital en hôpital, pendant presque toute son enfance, n'avait-elle pas elle-même continuellement affronté le mot fin ? Cette menace n'avait-elle pas constamment pesé sur elle ?

Lillie avait l'impression que son cœur pesait des tonnes. Ce n'était pas normal qu'elle eût à choisir. Entre sa

fille assassinée et son fils et le fils de Royce. A qui devait-on penser en premier ? Aux vivants ou aux morts ? Et si elle gardait le secret, s'ils continuaient tous à se taire, leur conscience les torturerait-elle jusqu'au dernier jour ?

— Acceptes-tu d'y réfléchir encore ? demanda Royce.

Lillie se leva, tout engourdie.

— Je ne vois pas de solution, dit-elle.

Royce hocha la tête, il comprenait.

— Je sais, dit-il. Il semble que quoi que nous choisissions, nous ne puissions gagner.

Ils échangèrent un regard effrayé.

23

Jordan avait demandé à la réception qu'on le réveille, mais il était debout bien avant qu'on l'appelle, et presque prêt à partir quand le téléphone sonna. Il alla décrocher, pour remercier brièvement la réceptionniste, quand une voix mâle et autoritaire aboya son nom à l'autre bout du fil.

Jordan fronça les sourcils.

— Oui ?

— Colonel Preavette à l'appareil.

— Bonjour, colonel, répondit Jordan.

— Le cadet Ansley est-il avec vous ? demanda le colonel d'un ton accusateur.

— Avec moi ? dit Jordan. Non, bien sûr que non.

— Vous êtes venu le chercher ici, hier soir, insista Preavette.

— Oui, et vous m'avez dit de revenir ce matin. J'allais justement partir.

Il y eut un bref silence.

— On vient de m'apprendre que le cadet Ansley n'a

pas rejoint ses quartiers hier soir. Savez-vous où il se trouve ?

— Nom de Dieu ! explosa Jordan, puis il s'excusa. Lui avez-vous dit que j'étais là, colonel ?

— Non. Je ne l'ai pas vu depuis plusieurs jours.

Où peut-il être, bon sang ? se demanda Jordan. Ce

n'est pas une simple coïncidence. Qui l'a prévenu ?

— Monsieur Hill ! demanda Preavette.

— J'arrive, dit Jordan. J'en ai pour dix minutes.

Il raccrocha, prit ses affaires et régla sa note en un temps record. Tout au long de la route, il réfléchit intensément.

La Sentinelle avait moins fière apparence et semblait moins sévère dans la lumière pâle du matin. Même dans le Sud, les écoles militaires ne jouissaient plus de la faveur et de la prospérité qu'elles avaient connues autrefois. Jordan se gara puis se dirigea à grands pas vers le bâtiment administratif, sans accorder la moindre attention aux jeunes gens en uniforme qu'il croisait. Peut-être est-ce le vieux pasteur, se dit-il. Peut-être a-t-il raconté au shérif notre visite d'hier matin. Et le shérif a appelé Tyler pour lui dire de se cacher jusqu'à ce que je reparte. Peut-être ; pourtant Jordan n'arrivait pas à imaginer le pasteur en train de faire ça. Dès le début le vieil homme avait hésité à se mêler de cette histoire. Pourquoi, maintenant qu'il avait fait ce qu'il considérait comme son devoir, aurait-il appelé ? Non, ça ne tenait pas debout.

Quand Jordan arriva, presque à bout de souffle, le colonel Preavette était au téléphone. Il lui fit signe d'entrer et de s'asseoir.

Jordan prit une chaise et tambourina impatiemment sur la table tandis que Preavette discutait tranquillement de la fête de la Sentinelle avec son interlocuteur. Enfin il raccrocha et regarda Jordan.

— Eh bien ? demanda ce dernier.

— Apparemment, il a quitté le campus, répondit le colonel d'un ton calme, comme s'il avait oublié l'inquiétude qu'avait trahie son coup de téléphone quelques minutes plus tôt.

Jordan étouffa un juron.

— Quand ? demanda-t-il.

— Selon son camarade de chambrée, il n'est pas rentré après le mess, hier soir. Son camarade a pensé qu'il avait une autorisation de sortie. Il prétend que Tyler était bouleversé par un coup de téléphone qu'il avait reçu dans l'après-midi. Bon, puisque vous m'assurez que le cadet Ansley n'est pas avec vous...

— Il n'est pas avec moi, dit Jordan furieux. Et je veux parler à son camarade de chambrée.

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, répondit le colonel. Le cadet Ansley a très bien pu passer la nuit en ville avec une fille. Ce genre de choses arrive. Nous n'avons pas de raisons de nous inquiéter inutilement.

— Comment s'appelle son camarade de chambrée ? insista Jordan. Où puis-je le trouver ?

— Ecoutez, monsieur Hill. Nous sommes face à un problème de discipline qui ne regarde que l'école et la famille du cadet. Je regrette de vous y avoir mêlé. Je ne vous aurais pas appelé, si je n'avais pas pensé que l'absence de Tyler Ansley avait peut-être un rapport avec votre visite d'hier soir.

Derrière ses lunettes, les yeux du colonel semblaient aussi froids et gris qu'un ciel d'hiver.

— Il y en a un, colonel, vous pouvez parier vos galons là-dessus, dit Jordan sèchement. Maintenant, il faut que je voie ce garçon et qu'il me dise ce qu'il sait de ce qui s'est passé hier.

— Je ne peux vous permettre d'importuner mes étudiants, monsieur, dit le colonel. C'est clair, non ? Nous nous occuperons de le retrouver.

Jordan regarda le colonel et comprit qu'il lui fallait jouer serré. Preavette n'était pas homme à se laisser impressionner par un accès de colère, et encore moins par des menaces. Il était un soldat, qui suivait le règlement, croyait au respect de l'autorité et de la loi. Mais malgré son apparence bourrue, il donnait à Jordan l'impression d'être aussi un homme bon, conscient de son devoir. Il s'inquiétait pour Tyler, même s'il ne voulait rien en laisser paraître. Pourquoi autrement aurait-il été dans son bureau, un dimanche matin ? Jordan avait envie de cogner sur la table, mais il savait que c'était la dernière des choses à faire s'il voulait arriver à ses fins.

— Je comprends parfaitement votre position, colonel, dit-il. Et je ne veux pas importuner ce jeune homme. Mais je dois absolument trouver Tyler Ansley... Colonel, puis-je me confier à vous ?

Comme la veille, une lueur de curiosité passa dans les yeux de Preavette. Il y avait quelque chose de vraiment très humain, derrière la carapace du vieux militaire.

— Cela nous fera peut-être avancer, dit le colonel.

— Ma fille, mon unique enfant, a été récemment assassinée... commença Jordan.

Un instant, il laissa sa phrase en suspens, comme attendant qu'elle fasse son chemin dans l'esprit de son interlocuteur. Le colonel cligna des yeux. Jordan tourna la tête vers la photo qui trônait sur le bureau de Preavette.

— Je vois que vous êtes un père de famille, vous aussi, reprit-il. Vous pouvez donc imaginer quel choc cela a été pour moi.

Le colonel hocha la tête.

— C'est une chose terrible, dit-il.

— J'ai des raisons de croire, dit Jordan, en pesant chacun de ses mots, que Tyler Ansley sait quelque chose à propos de ce crime. Voilà pourquoi il est si important pour moi de lui parler.

— Une telle affaire relève de la police, dit Preavette.

— Tout à fait d'accord, colonel. Ma... femme et moi avons à plusieurs reprises essayé de pousser le shérif à relancer l'enquête. Mais comme vous le savez, le shérif de Felton est le père de Tyler Ansley.

— Je vois.

Le visage du colonel resta impassible, pourtant Jordan crut voir ses mâchoires se serrer. Preavette prit son paquet de Camel et alluma une cigarette. De toute évidence, il réfléchissait à ce que Jordan venait de lui dire. Il soupira.

— Je connais Royce Ansley depuis des années, monsieur Hill. Il a servi sous mes ordres en Corée.

Jordan sentit tous ses espoirs s'évanouir.

— Je n'ai accepté de prendre Tyler ici qu'à contrecœur, et uniquement par amitié pour son père. J'ai tout de suite compris que ce garçon avait des problèmes. Et j'ai senti la tension qui existait entre eux. Mais j'ai confiance en nos méthodes, je crois que nous pouvons vraiment aider ceux qui cherchent à s'en sortir.

Le colonel aspira longuement la fumée de sa cigarette et regarda d'un air pensif la photo de sa famille.

— Pourtant, quand un garçon a un père tel que Royce Ansley qui représente... la loi et est très sévère... eh bien, comment dire... un tel père est particulièrement vulnérable.

Jordan hocha la tête sans répondre. Il se demandait où ce discours allait les mener. Le colonel tira encore sur sa cigarette puis l'éteignit avec soin.

— Très bien, dit-il. Vous allez parler à ce garçon, mais je vais venir avec vous pour m'assurer que vous n'abuserez pas de ce privilège.

— Merci, colonel.

Ils traversèrent le campus en silence, jusqu'à la porte du bâtiment où se trouvait la chambre de Tyler. Le cadet de garde salua le colonel, qui lui rendit son salut. Un homme et une femme d'âge moyen, en costume du dimanche, arrivaient dans le hall accompagnés de leur fils qui marchait entre eux d'un pas raide. La mère se tapotait les yeux avec son mouchoir. Le fils salua le colonel et le père s'inclina.

— Par ici, dit Preavette à Jordan en se dirigeant vers la cage d'escalier.

Leurs pas résonnèrent sur les marches métalliques, tandis qu'ils grimpaient jusqu'au troisième. Malgré son âge et les cigarettes, le colonel ne semblait pas le moins du monde essoufflé. Dans le couloir recouvert d'un fin linoléum, le bruit de leur approche sembla emplir l'espace d'un véritable brouhaha. Le colonel tapa à la porte d'une chambre.

— C'est le colonel Preavette, cadet Fredericks, annonça-t-il. Ouvrez.

La porte s'ouvrit immédiatement devant un jeune garçon aux cheveux ras dont les yeux brillaient d'une lueur inquiète.

— Cadet Fredericks, voici Mr. Jordan Hill. Le colonel prononça « Jerdan », comme on le faisait autrefois dans le Sud. Monsieur Hill, cadet Fredericks.

Jordan serra la main moite du garçon.

— Mr. Hill a quelques questions à vous poser à propos du cadet Ansley. Montrez-vous coopératif et dites-lui tout ce qu'il aura besoin de savoir.

— A vos ordres, mon colonel.

Jordan entra dans ce qui lui parut ressembler plus à une cellule qu'à une chambre. Il se mit de côté pour faire de la place à Preavette, mais le colonel secoua la tête.

— Je vais en profiter pour inspecter les quartiers des cadets, dit-il à Jordan avec un regard entendu. Je serai de retour dans quelques minutes.

— Merci, colonel.

Jordan se retourna vers le cadet, qui se tenait sur le pas de la porte, raide comme un piquet.

— Ce n'est pas la peine de rester au garde-à-vous, dit-il. Asseyez-vous donc.

Sans le quitter des yeux, le jeune homme s'exécuta, l'air soulagé. De son côté, la chambre était parfaitement rangée et propre, tandis que le désordre le plus absolu régnait autour du lit de Tyler. Des papiers s'amoncelaient sur sa table, des vêtements dépassaient du placard. Jordan ailla s'asseoir au bureau, face au cadet Fredericks.

— Le colonel m'a appris que Tyler n'était pas rentré cette nuit, commença-t-il.

— C'est vrai, répondit le jeune homme.

— Cela ne vous a pas étonné ?

Fredericks haussa les épaules.

— Je me suis dit qu'il avait eu une autorisation de sortie.

— Il avait reçu un coup de téléphone, à ce qu'on m'a dit?

— Vous êtes de la police ?

— Non, répondit Jordan. Je suis un... un ami de sa famille. Pourquoi ? Croyez-vous qu'il ait peur de la police ?

— Son père est shérif, non ?

— Oui. Mais revenons à ce coup de téléphone.

— Quand nous sommes rentrés, après l'exercice, un message urgent l'attendait. Il fallait qu'il rappelle quelqu'un. Je ne sais pas qui. J'ai pensé qu'il s'était passé quelque chose dans sa famille et qu'il devait y aller.

— Il ne vous a pas dit qui l'avait appelé ?

— Il ne m'a rien dit. Nous ne nous parlons pas beaucoup. Et ça ne me dérange pas.

— Vous ne l'aimez pas ?

Le jeune homme haussa de nouveau les épaules et scruta le visage de Jordan, comme s'il essayait de savoir si ce dernier allait prendre la défense de Tyler.

— Il est bizarre, c'est tout.

— Comment ça, bizarre ? demanda Jordan.

— Je ne sais pas, moi. Bizarre, dit le jeune homme en évitant son regard.

Il aurait pu en dire plus, Jordan le savait. Mais il préférait se taire.

— Donc il ne vous a pas dit qui l'avait appelé, ni pourquoi ? Ni où il allait ?

Le garçon secoua la tête.

— Non.

— Y a-t-il quelqu'un d'autre à qui il aurait pu se confier ? demanda Jordan. Peut-être a-t-il une petite amie en ville ? Lui est-il déjà arrivé de passer la nuit dehors ?

Fredericks ricana.

— Qu'est-ce que ça a de drôle ? demanda Jordan.

— Rien, dit le garçon. Tyler est très secret. Personne ne s'est lié avec lui, ici. Regardez sur son bureau, suggéra-t-il. Le message y est peut-être encore. Avec le nom de la personne qu'il devait rappeler.

— On lui a laissé un mot ici ? demanda Jordan.

Il se tourna vers la table. Peut-être allait-il enfin découvrir ce qu'il cherchait.

— Si quelqu'un nous appelle, ils le marquent sur une feuille qu'ils nous donnent en bas quand on rentre, expliqua Fredericks. Jordan continua à fouiller dans les papiers, mais il n'y avait que des notes de cours, le menu plein de taches grasses d'un grill-room local et quelques gribouillages. Il aurait aimé prendre le temps de tout examiner, au cas où Tyler aurait laissé derrière lui un indice concernant Michèle, mais il était pressé. Le colonel allait bientôt revenir. Il secoua les livres empilés les uns sur les autres. Aucun message, là non plus.

Tout en ouvrant le tiroir du bureau, il se retourna vers Fredericks.

— A-t-il jamais évoqué quelqu'un du nom de Michèle devant vous ?

— Une fille ?

Le cadet grimaça un sourire et secoua la tête. Jordan inspecta le contenu du tiroir.

— Les filles ne l'intéressent pas vraiment, vous savez, lança Fredericks.

A cet instant, Jordan souleva une enveloppe ouverte dont tomba une photo. Elle était pleine de marques de doigts et avait les bords tout écornés. Un cliché usé, que Tyler semblait avoir souvent regardé, d'un jeune homme. La tête blonde relevée en arrière, les yeux brillants, il souriait d'un air satisfait.

Jordan examina la photo de plus près. Grayson. Il regarda Fredericks, qui leva les yeux au ciel en haussant de nouveau les épaules.

— Il y en a une autre collée à l'intérieur de son placard, dit-il. Jordan fixait la photo. Ce que lui disait Fredericks était clair, pourtant il n'arrivait pas à comprendre. Devant son air interloqué, le jeune homme expliqua :

— Il la met dans un livre et fait semblant de lire, mais il ne tourne pas les pages. Il passe son doigt sur la photo qu'il fixe les yeux perdus dans le vague. Ça me

donne la chair de poule de dormir dans la même chambre que lui. Depuis que j'ai compris qu'il est comme ça, j'ai peur qu'il me fasse des avances.

Jordan était stupéfait. Tyler et Grayson. C'était possible. Tout était possible. Mais Michèle, dans tout ça ? Quelque chose ne collait pas, et pourtant, il savait que Fredericks n'avait aucune raison de lui mentir. Aucune. Il regarda encore la photo, puis la glissa dans sa poche. Il se leva, les jambes molles.

— Il a des ennuis ? voulut savoir le cadet.

Jordan ignora sa question.

— Vous n'avez aucune idée de l'endroit où il aurait pu aller ? demanda-t-il.

— A mon avis, s'il avait des ennuis, il a dû chercher à partir le plus loin possible d'ici.

— Oui, probablement, dit Jordan d'un air absent.

— J'espère que je ne vous ai pas choqué, dit gentiment Fredericks. Au début, je ne m'en serais jamais douté. Il fait plutôt macho.

Jordan plongea son regard dans les yeux du jeune homme.

— Est-ce qu'ils consignent les messages dans un livre, en bas ?

Fredericks secoua la tête.

— Aucune idée. Vous pouvez toujours demander.

Jordan s'avança vers la porte.

— Si le colonel revient, soyez gentil de lui dire que je suis au bureau.

— Très bien.

— Merci de votre aide.

— Il n'y a pas de quoi. J'espère que vous le retrouverez. Mais ne le ramenez pas ici.

Jordan fouilla le couloir du regard. Le colonel n'était pas là. Il dévala l'escalier et s'approcha du cadet de garde. Le jeune homme, qui l'avait vu tout à l'heure arriver avec le colonel, lui sourit.

— Peut-être pourriez-vous m'aider, commença Jordan en faisant un effort pour répondre à son sourire.

— Avec plaisir, répondit le cadet.

— Consignez-vous les messages téléphoniques que reçoivent les cadets ?

Le jeune homme le regarda un peu inquiet mais désireux de bien faire, puisque cet homme était l'invité du colonel.

— Oui, pourquoi ?

— J'ai besoin de savoir qui a appelé un de vos camarades, hier, et le colonel m'a suggéré de m'adresser à vous.

Il aurait préféré ne pas se servir ainsi du colonel, qui s'était finalement montré compréhensif, mais l'heure n'était pas aux scrupules.

Le cadet le regardait, attendant de savoir ce qu'on voulait de lui.

— C'était hier, dit Jordan, quelqu'un a demandé que le cadet Tyler Ansley le rappelle d'urgence. Pouvez-vous me dire de qui il s'agissait ?

Le jeune homme sortit un grand livre et suivit les signes du doigt. Jordan jeta un coup d'oeil derrière lui pour s'assurer que le colonel n'était toujours pas dans le hall. Puis il se pencha à côté du cadet et essaya de lire.

— Je ne trouve pas, dit le jeune homme.

— C'était probablement assez tard dans l'après-midi, dit Jordan. Vous ne voyez rien ?

Un bruit de pas résonna dans la cage d'escalier. Jordan sentit la sueur perler sur son front.

— Ça y est ! s'exclama fièrement le cadet. « Appelez Mr. Burdette. A son bureau, pas chez lui. » Et il y a le numéro.

Le garçon leva les yeux vers Jordan.

— Vous voulez que je note le numéro ? demanda-t-il.

— Qu'est-ce que vous faites là, monsieur Hill ?

Le colonel se dirigeait vers le bureau les sourcils froncés.

Le cadet regarda tour à tour le colonel et Jordan, de nouveau inquiet.

— Vous ne voulez pas le numéro ? demanda-t-il en refermant le livre.

— Non merci, répondit Jordan. Ce ne sera pas nécessaire.

24

Pour se remettre des cinquante minutes de stretching qu'elle venait de faire avec une vidéo, Brenda mangeait un yaourt en écoutant Crystal Gayle dans son walkman. Assise à la table de la cuisine, elle chantait à tue-tête, quand elle releva les yeux et vit un homme qui l'observait de derrière la baie vitrée. Elle fit un bond, éclaboussa de yaourt son justaucorps et hurla. Puis elle reconnut son visiteur, et sur son visage, la peur fit place à la colère.

Elle marcha vers la porte-fenêtre d'un pas décidé, ouvrit.

— Jordan Hill ! A quoi crois-tu que sert une sonnette ? J'ai failli mourir de peur !

— J'ai sonné, lui répondit-il, et tu n'as pas répondu. Mais j'avais vu ta voiture.

— Bon, eh bien, maintenant que tu es là, entre, dit-elle sèchement. Qu'est-ce qui t'amène ?

— Je cherche Lillie. Il n'y a personne, chez elle, et j'ai pensé qu'elle serait peut-être ici. Tu ne l'as pas vue ?

— Elle est venue et repartie. Ne me demande pas où elle est allée, je n'en sais rien. Qu'est-ce qui se passe entre vous ? Vous allez vous remettre ensemble ? Elle n'a rien voulu me dire.

— Ecoute, Brenda, il faut que je lui parle le plus vite possible, lui dit-il.

— Je suis désolée, mais elle s'est levée tôt et elle est partie sans...

— Elle a passé la nuit ici ? demanda Jordan.

— Allez, ne fais pas l'innocent, dit Brenda. Oui, elle a dormi ici. Elle s'est disputée avec Pink, hier soir, ç'avait l'air sérieux. Et tout ça à cause de toi, je suppose, ajouta-t-elle en tendant vers lui un doigt accusateur.

— Non, sûrement pas, murmura-t-il.

Lillie avait dû découvrir que Pink avait prévenu Tyler. C'était certain. Pourquoi autrement se seraient-ils disputés comme ça ? Qu'est-ce qui se passe ici ? se demanda-t-il pour la centième fois depuis qu'il avait quitté la Sentinelle.

— Quand es-tu arrivé à Felton ? voulut savoir Brenda.

— Je ne peux pas te raconter, Brenda. As-tu la moindre idée de...

— Personne ne veut rien me dire ! Non, je n'en ai aucune idée. Elle est revenue il y a déjà un bon moment. Elle arpentait la pièce comme un lion en cage, puis elle m'a expliqué qu'il fallait qu'elle parte, qu'elle se retrouve seule pour réfléchir. Voilà.

— Elle ne t'a pas dit où ?

— Non. Mais elle était dans un drôle d'état, ça, je peux te le dire.

Jordan fronça les sourcils, perdu dans ses pensées.

— Bon, dit-il au bout d'un moment. Merci, Brenda.

— Il n'y a vraiment pas de quoi. Mais avant de partir, écoute-moi, Jordan. Ne va pas te mêler de tout ça si tu dois ensuite lui faire mal. Elle a suffisamment souffert.

— Ne t'inquiète pas, je le sais, et je ne l'oublierai pas.

Quand elle était arrivée au lac Crystal et qu'elle avait marché jusqu'au bout du ponton, Lillie avait tout de suite remarqué la famille de campeurs installée dans la clairière un peu plus loin sur la rive. Elle était venue là, comme elle l'avait fait si souvent dans le passé, pour essayer de démêler la situation. Mais dès l'instant où elle s'était assise, ç'avait été comme si rien d'autre au monde n'existait que ces campeurs dans la clairière. Son esprit refusait de se concentrer sur quoi que ce soit d'autre que sur ces gens réunis autour d'un feu de camp au bord de l'eau.

Ce n'était plus vraiment la saison du camping. La plupart des gens y avaient renoncé depuis des mois.

Mais ceux-là semblaient indifférents à l'inclémence du temps. Ils avaient leur feu, le père et le fils aîné avaient passé l'après-midi à pêcher tandis que la mère, vêtue d'un gilet et d'un gros chandail, avait fait de la couture assise sur une chaise pliante en surveillant les petits, des jumeaux, qui s'inventaient des jeux dans la clairière. Maintenant ils étaient tous autour du feu où ils faisaient cuire les poissons et leurs voix résonnaient sur l'eau comme des cloches qui tintent dans l'air du soir. A l'odeur de la nourriture, Lillie sentit son estomac se crisper. Bien que le feu fût trop loin d'elle, elle voulut croire que c'était la fumée qui lui brûlait les yeux. Et tandis qu'elle les regardait, des larmes perlèrent au bord de ses paupières. Elle avait l'impression de rêver éveillée devant cette famille. Elle ne pouvait entendre distinctement les paroles qu'ils échangeaient, mais à les voir vivre ainsi, d'une façon qui était somme toute la plus naturelle du monde, elle se sentit le cœur brisé. La fatigue accumulée depuis la veille fondit soudain sur elle et ses paupières se fermèrent.

Non, se dit-elle en secouant la tête. Il faut que tu réfléchisses. Tu as des décisions à prendre.

Mais il n'y avait rien à faire. Elle sentit son corps s'engourdir et s'allongea sur le ponton, les derniers rayons du pâle soleil d'automne tièdes sur son visage. Un instant plus tard, elle dormait. La dureté des planches sous elle et l'air qui se rafraîchissait ne lui permirent qu'un sommeil léger dans lequel revenait un rêve obsédant. Elle rêvait que les campeurs partaient, qu'ils ramassaient leurs affaires pour s'en aller. Ils grimpaient dans leur van, le moteur tournait, pourtant un des jumeaux n'était pas là et Lillie voulait crier pour avertir la mère, qui semblait ne pas s'en être aperçue. Dans son rêve, Lillie ne comprenait pas ce départ précipité. Ils avaient eu l'air si bien dans la clairière. Elle marcha le long de la rive et vit, affolée, qu'ils avaient laissé des tas de choses derrière eux, des choses qui n'avaient ni rime ni raison d'être là, des objets comme on n'en a que dans une maison, pas en camping.

Lillie se retourna sur le côté, mal à l'aise, tandis que les eaux du lac clapotaient sous le ponton, la berçant de leur rythme trompeusement paisible. Lorsque les planches vibrèrent sous elle, elle ne se réveilla pas mais mêla à son rêve ce mouvement, ces pas qui s'approchaient. Maintenant elle était seule, elle avait chaviré, et s'accrochait à une poutre au milieu des eaux turbulentes. Le tonnerre gronda. Voilà pourquoi ils sont partis, se dit-elle dans son rêve. Ils savaient que l'orage arrivait.

Une main se referma sur son épaule. Elle s'éveilla dans un sursaut, laissa échapper un cri. Puis elle s'assit et plongea son regard dans les yeux sombres de Jordan.

— Dieu que tu m'as fait peur ! murmura-t-elle.

Jordan s'accroupit sur le ponton à côté d'elle. Elle

remit de l'ordre dans ses vêtements, se passa la main dans les cheveux, et jeta un coup d'oeil de l'autre côté du lac. Les campeurs étaient toujours là, assis autour du feu.

— Quand es-tu revenu ? demanda-t-elle en se relevant maladroitement. Comment m'as-tu trouvée ?

Son cœur battait trop vite. Elle n'était pas prête pour lui. Elle n'avait pas encore décidé de ce qu'elle lui dirait. En fait, elle l'avait presque oublié, ainsi que le danger qu'il représentait.

Jordan se mit debout lui aussi.

— Je suis allé chez Brenda et elle m'a dit que tu étais partie réfléchir seule. Je me suis tout de suite douté que tu étais ici.

— Je vois, dit Lillie.

Elle avait beau se sentir menacée et troublée par sa présence, elle était étrangement émue de ce qu'il se souvînt de l'endroit où elle aimait se réfugier.

— Il est tard, dit-elle en regardant sa montre. Il faut que je rentre.

Jordan la prit par le poignet et la retint. Le ponton était trop étroit pour qu'elle s'écarte. La gorge serrée, elle regarda l'eau.

— Il est peut-être tard, mais nous devons parler, dit-il. Qu'est-ce qui se passe, Lillie ? (Il remarqua alors sa joue bleuie.) C'est Pink, qui t'a fait ça, ajouta-t-il, et ce n'était pas une question.

— Pourquoi est-ce que tout le monde croit ça ? demanda Lillie sur la défensive.

Jordan leva la main et écarta doucement la mèche brune qui cachait la vilaine marque, comme si le contact de ses cheveux sur son bleu avait pu faire mal à Lillie. Elle frémit en sentant sur elle la main de Jordan, si douce, rougit, mais se laissa faire sans protester, lui permettant de la toucher avec la délicatesse que provoque la fragilité qu'on croit voir chez les autres, tandis qu'intérieurement, elle s'armait contre lui, contre ses questions.

— Tu as trouvé Tyler ? demanda-t-elle d'un ton léger.

— Non, il était déjà parti. Il doit être maintenant en route pour New York ou même le Canada.

Lillie feignit la surprise. En fait, elle était encore chez Royce, ce matin-là, quand on avait téléphoné de la Sentinelle pour annoncer au shérif la disparition de son fils.

— Alors tu ne l'as pas vu ? dit-elle prudemment.

— Non, répondit-il.

Elle essaya de ne pas trahir son soulagement. Il ne savait toujours rien. Elle pouvait lui faire croire qu'ils s'étaient probablement trompés. Lui conseiller de repartir en lui promettant de le tenir au courant dès qu'il y aurait du nouveau. Elle se rappela combien son arrivée impromptue lui avait fait du bien, la veille. Et maintenant elle souhaitait qu'il ne se fût jamais occupé de tout ça.

— C'est bizarre, dit-elle.

— Pas vraiment, répondit-il. Pink l'a prévenu bien à temps.

— Pink ! protesta-t-elle, mais leurs yeux se croisèrent et Jordan plongea son regard dans le sien.

Elle se détourna, le visage brûlant, de honte cette fois. Et de peur. Il savait.

— N'essaie pas de me mentir, Lillie. Tu ne sais pas mentir. Tu es au courant. Et c'est pour ça qu'il t'a fait ça, hein ? demanda-t-il en regardant sa joue meurtrie. Pourquoi est-ce que Pink couvre Tyler ?

Lillie continua à fixer le lac d'un air buté.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

— Je t'ai posé une question. Pourquoi est-ce que Pink protège l'assassin de notre fille ?

— Notre fille ? siffla Lillie. Tu es bien possessif, tout d'un coup. Je ne me rappelle pas que tu aies été là quand elle en avait vraiment besoin !

— Ne te fatigue pas, dit Jordan. Le coup de la culpabilité ne marchera pas. Laisse-moi te dire une chose : je suis maintenant certain que tu avais raison à propos de Tyler. Ce que je ne sais pas, c'est comment Pink est mêlé à tout ça. Tu peux me le dire ou non. Seulement si tu crois que je vais laisser tomber parce que Tyler s'est enfui, tu te trompes. Je passerai par-dessus Royce Ansley. Ce garçon ne peut pas aller loin.

Elle laissa ses yeux se perdre dans le lointain. De nouveau, son cœur pesait des tonnes.

— Tu as de la chance, dit-elle tristement. C'est tellement simple, pour toi. Ça doit être formidable.

Jordan la regarda exaspéré.

— Je sais que tu aimerais me voir disparaître, Lillie. Mais je suis là, et concerné, que je le veuille ou non. Et que tu le croies ou non, je veux t'aider.

— M'aider ! s'exclama-t-elle avec un rire amer.

— Tu étais contente que je t'aide, hier, lui rappela-t-il.

Lillie se retourna vers lui. Oui, pensa-t-elle. Et aujourd'hui je suis prise au piège. Si je ne te dis rien, tu iras voir les journalistes ou le procureur et tout le monde saura. Et si je te raconte...

— Je ne t'ai pas demandé de venir, protesta-t-elle faiblement.

— Mais bon sang, toi aussi tu le protèges, maintenant ? Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce que Royce Ansley a des moyens de faire pression sur Pink ? Depuis quand son fils a-t-il le droit de tuer sans être puni ? Tu ne crois plus qu'il mérite au moins d'être jugé ? Tu as oublié ce qui est arrivé à Michèle ?